« Je suis plus sûr de la forme de la Terre que de votre présence ici ». Entretien avec Étienne Klein.

Le lundi 27 février 2023, l’École et Lycée Français du Luxembourg Vauban a eu le plaisir d’accueillir le physicien, philosophe et enseignant Étienne Klein pour deux conférences, l’une sur le thème du temps et l’autre sur la place des connaissances dans la vie de la cité. ALETHEIA a eu la chance d’interviewer Étienne Klein et d’aborder les thèmes suivants : morale et éthique, nouvelles technologies comme l’arrivée de Chat GPT, vulgarisation scientifique, politiques ou encore guerre en Ukraine. 

Imrane A. – Bonjour Monsieur Klein ! D’abord bienvenue au Luxembourg !  Merci d’avoir accepté de nous accorder un entretien pour notre webjournal.  

Étienne Klein – Un plaisir !   

Imrane A. – Vous êtes philosophe et physicien, directeur du Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière, et vous vous êtes attelé à un long travail de vulgarisation scientifique, notamment de la physique quantique et de la physique des particules. Vous vous intéressez également à la philosophie des sciences et à l’impact qu’a la science dans la pensée philosophique, dans la société et donc des implications éthiques et sociales de la science. J’espère vous avoir correctement présenté ? 

Étienne Klein – Oui oui !  

Imrane A. – Première question, plutôt simple : êtes-vous déjà venu à Luxembourg ? Que pensez-vous de ce pays ? 

Étienne Klein – Alors c’est une question qu’on m’a posée déjà ce matin quand je suis arrivé. J’ai pas bien su répondre. Je crois que je suis venu une fois, mais je m’en souviens pas. Et donc cela répond d’ailleurs à la deuxième question que vous posez : je ne connais pas ce pays, puisque si je suis venu, je ne m’en souviens pas. Peut être que je ne suis pas venu et comme je suis arrivé juste avant d’arriver ici je n’ai pas eu le temps de visiter, donc pour l’instant je n’ai pas d’idée sur ce pays.  

Imrane A. – Pour les lycéens qui ne connaissent pas vraiment votre travail, pourriez-vous nous donner votre conception du lien entre philosophie et physique ? Pourquoi les deux ?

Étienne Klein – En fait quand on parle des liens entre physique et philosophie, on s’attend toujours à ce que cela donne lieu à des discussions très compliquées avec un vocabulaire très riche, voir en partie inconnu, mais pour moi c’est en fait le contraire. C’est-à-dire que ce type de questionnement, je ne parle pas du travail lui-même que j’ai effectué dans ce domaine mais le questionnement, il a germé quand j’étais au lycée. Quand j’étais en terminale. Pour des raisons très simples, c’est qu’on avait, comme c’est toujours vrai aujourd’hui, des cours de philosophie, et on avait des cours de physique, qui était séparés évidemment. Sans qu’il n’y ait jamais de recoupement. C’est-à-dire que l’on ne voyait jamais intervenir le prof de philosophie dans le cours de physique, ni le prof de physique dans le cours de philosophie. Mais j’avais remarqué comme tous mes camarades que le professeur de philosophie, pendant une certaine période, nous avait parlé du temps, et puis le professeur de physique lui aussi nous parlait du temps. Et j’avais bien l’impression qu’ils ne disaient pas les mêmes choses. Et donc la question naïve que je me suis posée est « est-ce que le professeur de philosophie lorsqu’il parle du temps parle de la même chose que le professeur de physique ? ». Si la réponse à cette question est non, « ils parlent de choses différentes », il y aurait un temps des philosophes et un temps des physiciens qui seraient différents. A ce moment-là, pourquoi c’est le même mot ? Si on a affaire à des chose différentes, il faudrait les nommer différemment. Et puis inversement, si on répond « oui » à la question, « ils parlent de la même chose », la question qui se pose est  »est-ce qu’ils en disent la même chose ? ». Et la réponse, c’était clairement « non ». Et donc naïvement, élève de terminale, je me posais la question « A qui dois-je faire confiance ? », « A qui dois-je accorder du crédit ? A mon professeur de philosophie ? Ou à mon professeur de physique ? ». Et c’est comme ça, que cela a commencé. Et donc moi je ne prétends pas du tout que la physique doive coloniser la philosophie, lui dire ce qu’elle doit penser. Mais quand même, il y a des mots très anciens qui sont communs en discipline. Et il faut que la façon de les penser philosophiquement tienne compte de ce qu’on apprend physiquement. Les physiciens ont appris des choses sur le temps. Newton, Einstein, ont changé la façon de comprendre le temps, sa relation à l’espace, et, donc soit on en tient compte, soit on n’en tient pas compte. Mais il me semble qu’il y a des découvertes faites par les physiciens qui correspondent à des découvertes philosophiques, non pas au sens où elles disent la philosophie des choses, mais au sens où elles viennent contraindre l’ensemble des réponses philosophiques que l’on peut apporter à une question philosophique. Et donc le travail c’est simplement cela, essayer de comprendre ce que la physique dirait du temps si elle pouvait parler, traduire cela en un langage que le philosophe puisse comprendre, quitte à ce que les philosophes incluent des notions de physique pour penser autrement qu’en simplement commentant les textes de Kant, Aristote, Heidegger, et quelques autres qui prétendent avoir clos la question du temps. En fait elle n’est pas close, il y a des questions qui se posent, qui sont intéressantes, et, donc il faut les faire vivre entre les disciplines pour créer des courts-circuits.  

Imrane A. – Quel est l’intérêt de la vulgarisation scientifique ? Pourquoi vous êtes-vous attelé à cette tâche spécifiquement ?  

Étienne Klein – C’est un long cheminement, mais pour le dire d’une façon qui soit compatible avec le format de votre journal (rires), je dirais que quand j’étais plus jeune… Bon, la physique, je parle de la physique vraiment contemporaine, cela veut dire la physique quantique, cela veut dire la relativité, c’est des choses dont on entend parler beaucoup parce que ce sont des mots qui circulent dans la langue commune mais  c’est quoi exactement la physique quantique ? C’est quoi exactement la relativité générale ? On n’y passe jamais beaucoup de temps, c’est toujours perçu comme une sorte de halo ; la physique quantique a la réputation d’être mystérieuse. Bon bref. La relativité a la réputation d’être incompréhensible, bon. Et moi mon souci, c’était un souci porté par une forme d’enthousiasme parce qu’il y a des jeux intellectuels qui sont le résultat de ces questionnements. Mais, c’était aussi un souci que je qualifierais de républicain. Au sens où la république, la république à la française, c’est-à-dire qui refuse le communautarisme, c’est un milieu au sein duquel les connaissances doivent pouvoir circuler librement. Par « librement » je veux dire sans obstacles, idéologiques, philosophiques, religieux ou autres. Et donc une personne, qui n’a pas eu la chance de faire d’études, doit pouvoir être mise en contact au cours de son existence, au contact de ses connaissances quitte à ce qu’il s’en désintéresse, il n’est pas obligé de s’y intéresser, mais on doit pouvoir avoir accès à ces choses même si le parcours scolaire, qu’on a suivi, a empêché qu’on les rencontres très jeune. Donc pour moi c’était simplement cela, c’était de diffuser des connaissances excitantes, au plus grand nombre de personnes, pour leur montrer que c’est intéressant et, qu’à mon avis, cela vaut le détour. Mais cela, c’était donc au début quand j’ai écrit des livres de pédagogie sur la mécanique quantique, sur les grands physiciens comme Einstein et d’autres. Mais aujourd’hui mon optique a un peu changé à cause, ou grâce, je ne sais pas ce qu’il faut dire, au Covid. Parce que mon engagement en vulgarisation aujourd’hui est beaucoup plus politique qu’intellectuel. C’est-à-dire que la façon dont en France la recherche et la science ont été mises en scène pendant le Covid médiatiquement ne m’a pas beaucoup plu. Et je me suis rendu compte que la vulgarisation qui semble être un succès, puisque des gens lisent les livres, des gens viennent aux conférences, posent des questions, ce qui montre qu’ils ont compris ce qu’ils ont lu. Et puis on voit toujours quand on est professeur des étudiants qui disent qu’ils sont venus à la science parce que, au cours de leur adolescence, ils ont lu un livre d’Hubert Reeves, ou d’un scientifique vulgarisateur qui leur à fait découvrir un monde qui les intéressait. Donc, on a l’impression que cela marche, mais, en fait quand on dit cela on est victime d’un biais qui vient du fait que cela ne marche qu’auprès de ceux auprès de qui cela marche. Et qu’il y a toute une partie du public, qui n’est pas du tout en contact avec des raisonnements scientifiques, qui s’abreuve à d’autres sources et cela me semble devenir une sorte de menace pour la démocratie. Et donc je suis beaucoup plus engagé politiquement quand je fais de la vulgarisation, qu’auparavant ou j’essayais de mettre en scène de belles idées mais sans que cela n’ait véritablement de portée. Au-delà de l’idée que les gens doivent avoir des connaissances pour leur plaisir. Là, ce n’est plus simplement pour le plaisir, c’est pour la bonne santé de la démocratie et de la vie républicaine.

Imrane A. – C’est justement le sujet de ma prochaine question, soutenez-vous l’idée que les scientifiques et les décideurs politique doivent travailler ensemble ?  

Étienne Klein – Travailler ensemble ce n’est pas une expression que je reprendrais, mais cela dépend des situations. Quand il y a une situation de crise où il faut prendre des décisions rapidement, je pense au Covid, voilà il faut prendre des décisions. On interroge les scientifiques, « qu’est-ce que vous savez ? ». Eh bien il y a des choses qu’ils savent évidemment, mais il y a aussi des choses dont ils savent qu’ils ne les savent pas. Et donc le politique doit prendre des décisions en méconnaissance de cause. Et donc je pense que oui, dans les situations de crise, il doit y avoir une forme, non pas de collaboration forcément, mais en tout cas une communication éclairée entre des scientifiques compétents et puis le pouvoir politique qui doit tenir compte de ce qu’on sait, faire des paris sur ce qu’on ne sait pas mais aussi tenir compte d’autres facteurs que ceux que la science amène. Par exemple, si vous êtes premier ministre vous avez à gérer la santé de la population quand il y a une épidémie mais vous devez aussi gérer l’économie. Et puis vous devez aussi gérer l’état psychique de la population. Donc il y a d’autres paramètres que ceux qui sont simplement indiqués par la science, qui interviennent dans votre réflexion et finalement dans votre décision. Donc voilà, simplement c’est pas quand on est dans une période dite normale, je ne sais pas si cel existe mais…, ce n’est pas aux scientifiques de dire quelle société doit être « promue », et donc il faut des débats qui disent par exemple quel type de compagnonnage votre société souhaite avoir avec les nouvelles technologies. On devrait pouvoir discuter de cel, mais on y arrive pas pour toutes sortes de raisons. Mais par exemple, vous, vous appartenez à une génération, qui diffère de la mienne sur pleins d’aspects notamment le fait que vous êtes en plein dans l’émergence d’une société numérique. Alors qu’à mon époque, il y avait des ordinateurs énormes dans certains lycées, pas tous, mais même quand j’ai commencé à faire de la recherche l’usage des ordinateurs était très centralisé, ils n’étaient pas portables, ils ne marchaient pas bien, on passait des heures à programmer des trucs qui ne marchaient pas, et, aujourd’hui vous avez une convivialité quotidienne avec ses objets. cela change le travail, peut être même, que dans quinze ans, vous ferez des choses que personne ne fait aujourd’hui. Cela change le statut de la connaissance, cela change le statut de la vérité puisque toutes les thèses coexistent sur les réseaux. C’est presque comme si vous aviez affaire à un supermarché et que vous choisissez la vérité, qui vous convient, comme par ailleurs vous choisissez la marque de yaourts que vous préférez. Voilà, il y a donc des questions nouvelles qui se posent, moi je n’ai pas du tout un ton dramatique je pense que c’est passionnant. On assiste à l’émergence d’un monde passionnant, très différent de celui d’il y a quelques décennies, et ce n’est pas parce qu’il pose des questions qu’il est angoissant ; chaque période a ses petites angoisses. Nous, c’était la guerre nucléaire, puisque le mur de Berlin n’était pas encore tombé. On en parlait beaucoup, bon cette menace, je ne dis pas qu’elle a disparu mais elle est moins présente dans la psyché collective. Et il y a d’autres questions aujourd’hui. Chat GPT, cela change la façon de travailler, l’accès à la connaissance, cela va changer aussi la façon d’enseigner et donc il y a des chantiers là, pour vous, qui sont intéressants.  

Imrane A. – Vous dites justement que les chercheurs n’avaient pas toujours réponse à tout, car ils n’en avaient ou n’en n’ont pas la connaissance d’où ma question, la recherche scientifique a-t-elle une limite ? Si oui, laquelle, et si non pourquoi ?  

Étienne Klein – Alors vous avez dit, « les scientifiques n’ont pas réponse à tout ». C’est vrai, mais ils ont des réponses. Ils ont des réponses à des questions bien posées. Parfois ils ont même mis beaucoup de temps à trouver la bonne réponse à une question bien posée. Peut-être, je ne sais pas si vous avez étudié la question de l’atome. Bon, l’atome comme objet matériel insécable, par définition atome cel veut dire insécable en grec, il a été pensé, imaginé par les Grecs, cinq siècles avant Jésus-Christ. Et en posant cette hypothèse, ils ont, en fait, déclenché une question qui a été discutée pendant deux millénaires et demi ! La question était « l’atome existe-il ou pas ? ». Et puis finalement, on a pu avoir la preuve expérimentale de l’existence d’un objet qu’on a appelé l’atome, mais qui n’a pas les propriétés que les grecs avaient attribué aux atomes. On l’a appelé atome parce qu’au début l’on croyait que cela ressemblait à cette objet qui avait été préalablement inventé. Et donc à la question « l’atome existe-t-il ? », on a trouvé une question suivante. Oui il existe, évidemment vous avez le droit de critiquer cette réponse, mais vous ne pouvez le faire qu’avec des arguments scientifiques, pas avec des arguments liés à votre ressenti, vos croyances, enfin. Et cela, c’est la science. Et la science, à mon avis, elle est solide au sens où elle ne peut pas être attaquée autrement qu’avec des arguments scientifiques. Simplement, nous savons que cette science, elle pose des questions dont nous savons que l’on n’en connaît pas les réponses. Et c’est pour cela qu’on fait de la recherche. On fait de la recherche parce qu’on sait qu’on ne sait pas. On ne sait pas en tant que scientifique, et on sait aussi que les non scientifiques ne savent pas. Par exemple à la question « existe-t-il oui ou non des extraterrestres, ou une vie extraterrestre ? ». Personne n’en sait rien, les scientifiques ne le savent pas, les non scientifiques non plus. Donc, on cherche. Est-ce que le neutrino, qui est une particule élémentaire, est identique à son antiparticule, on n’en sait rien donc on fait des recherches. Donc, ce doute là est un doute très spécial, parce que c’est un doute qui est lié à la connaissance, c’est un doute qui vient du fait que nous savons ne pas savoir, il est le moteur de la recherche. Mais comme on a souvent tendance, et, on l’a beaucoup fait pendant le Covid, on a souvent tendance à confondre la science et la recherche. Et bien le doute, qui est consubstantiel à la recherche, vient coloniser l’idée même de science. Et on dit « la science, c’est le doute ». Mais si la science c’est le doute, pourquoi est-ce qu’il y a des professeurs qui l’enseignent ? Si ils enseignent de la science c’est bien parce qu’il y a une partie de la science dans laquelle ils ont confiance, et parce qu’ils ont confiance en elle, elle mérite d’être transmise. Il y a des connaissances, la forme de la Terre par exemple où, enfin je crois, c’est une affaire réglée. Maintenant on peut toujours faire semblant de la remettre en doute au nom d’un scepticisme généralisé, mais à ce moment-là il faut être cohérent. Si je doute du fait qu’on sait qu’elle est la forme de la Terre j’ai le droit de douter. Mais à ce moment là, il faut que je doute de beaucoup d’autres choses qui sont moins sûres, par exemple de votre présence ici. Moi, je suis plus sûr de la forme de la Terre que de votre présence ici. Je peux être victime d’une hallucination, je peux être en train de rêver, etc.