Imrane A. – A présent une question un peu plus simple, ou naïve : qui est selon vous la ou les personnalités qui ont le plus apporté dans l’histoire des sciences ? Qui est-ce que vous admirez finalement dans toute l’histoire des sciences ?
Étienne Klein – Il faut se méfier de faire une lecture trop personnelle de l’histoire des sciences. Parce qu’en fait, il y a des noms qui sortent évidemment, il y a des tas de lois physiques par exemple, ou de théories qui portent un nom, mais en fait la personne, qui les a découvertes, n’était pas seule, et, elle s’est aussi appuyée sur des connaissances préalables. Mais cela n’empêche pas qu’il y a des génies. Nous pouvons nous amuser à faire une histoire contrefactuelle : qu’est-ce qui se serait passé s’ils n’avaient pas été là ? Qu’est-ce qui se serait passé au XVIIe siècle s’il n’y avait pas eu Galilée par exemple ? Bon, peut-être qu’on aurait trouvé les mêmes choses mais au bout d’un temps plus long et par d’autres voies peut-être. Galilée a joué un rôle énorme en tant qu’individu, même si comme je l’ai dit, il fait partie d’un réseau. Moi j’ai mes chouchous. Évidemment Galilée, beaucoup plus que Newton. Galilée pour moi c’est l’homme qui a coupé l’histoire en deux. Il y a un avant et un après Galilée. Ensuite je mettrais des gens comme Boltzmann au 19eme siècle, puis au 20ème, il y a les pères fondateurs de la mécanique quantique. Évidemment il y a Einstein, il y a Majorana, il y a Schrödinger. Schrödinger, je ne l’aime pas beaucoup mais, il faut distinguer l’« affection », qu’on peut avoir pour eux, de leur travail. Mais entre les deux liens, il y a quand même une petite cohorte de jeunes génies : Heisenberg, Pauli… Et c’est assez bluffant de regarder comment ils ont travaillé. D’autant plus que nous, moi comme vous mais vous encore plus que moi, vous ne pouvez absolument pas imaginer les situations dans lesquelles ils travaillaient. Vous ne pouvez pas vous imaginer travailler sans téléphone, sans sms, sans mail. Vous écrivez des cartes postales, vous êtes seul, vous voyiez vos collègues, une fois par an, à un colloque organisé à Bruxelles, ce n’est pas du tout l’interactivité qu’on connaît aujourd’hui. Et puis ils écrivaient à la main, ils faisaient des calculs à la main. Et ils écrivaient des livres, non pas de philosophie proprement dite, mais des livres dans laquelle ils essaient de comprendre ce que leurs travaux pouvaient changer à des questions fondamentales. Heisenberg a écrit des livres de philos, Niels Bohr aussi. Donc là vraiment, j’ai de l’admiration, parce que ce sont des personnalités qui me semblent incommensurables, à la fois aux personnes de leur temps, mais aussi à nous-mêmes. Et si on veut remonter plus loin dans le passé, Blaise Pascal, que peut-être vous étudiez un peu, il va avoir 400 ans l’année prochaine. Blaise Pascal est mort à 39 ans, il a eu des migraines quasiment un jour sur deux qui l’empêchaient de travailler pendant les dix dernières années de sa vie, et quand vous regardez comment il a travaillé, les textes, les correspondances, les travaux en physique, en mathématiques, en philosophie, en théologie. Je ne sais pas comment il a fait. Il y a quinze jours, on m’a proposé de visiter les archives Blaise Pascal à la BNF à Paris, j’y suis allé et on m’a montré des manuscrits des Pensées mais aussi le brouillon de son traité sur l’équilibre des liqueurs, en fait son traité sur le vide. J’ai quasiment pleuré, j’ai des photos d’ailleurs, c’est émouvant de voir comment il écrivait, il y a quatre siècles, de sa belle petite écriture. Comment il a résolu le problème de la cycloïde. Et on voit comment il la trace à la main. Donc ces gens avaient des journées, dont je peine à m’imaginer comment il les remplissait, parce que voilà cela rend humble.
Imrane A. – Pensez-vous que l’homme ait besoin de morale ? La morale représente-t-elle quelque chose de bon, ou d’indispensable pour l’homme ?
Étienne Klein – Alors « morale » c’est un mot qui n’est plus trop utilisé parce qu’on parle plutôt d’éthique. Parce que justement, il y a des questions qui se posent aujourd’hui dont on ne trouve pas la réponse dans les traités de morale, et c’est pour cela qu’on est obligé de se les poser. Par exemple, vous allez étudier sans doute l’année prochaine en philo Emmanuel Kant, qui a écrit des ouvrages qui ont longtemps fait référence sur la loi morale, etc. Et si on les lit aujourd’hui, évidemment ils sont passionnants, ils peuvent peut-être servir de guide pour une morale individuelle mais on n’y trouve pas la réponse aux questions qui se posent aujourd’hui. Par exemple, quelle est la part de l’activité humaine que l’on doit déléguer à des machines ? Qu’il s’agisse de robots ou d’IA sous forme de Chat GPT ou autres. Kant n’y répond pas, c’est à nous de répondre. Quelle est la part des parties de notre corps que nous estimons être intouchables ? C’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas être remplacés par des palliatifs techniques. Ce n’est pas dans les traités de morale. Et donc les questions éthiques finalement, que je distingue de ce point de vue-là de la morale, ce sont des questions qui n’ont pas de réponses. C’est-à-dire que pour les questions, dont la réponse n’est pas écrite ici ou là, nous devons nous-mêmes fabriquer la réponse. Prenons un exemple plus ancien qu’est l’avortement. Est-ce qu’on a le droit ou non d’interrompre la vie d’un embryon ? Mais personne n’en sait rien, ce n’est pas de la connaissance. Dire qu’on a le droit, ce n’est pas une connaissance, donc c’est à nous de décider collectivement que « oui on a le droit, à condition que… », et là, on va mettre une mesure technique. « A condition que l’embryon ne soit pas âgé de plus de tant de semaines. ». En fait pour moi, l’éthique c’est répondre de façon presque technique à des questions qui ne le sont pas. Autre problème est-ce qu’on a le droit d’augmenter la radioactivité naturelle ? Bah oui, mais pas trop. On met un seuil. On donne une réponse technique à une qui d’emblée n’a pas une réponse déjà écrite. Et pour moi l’éthique, c’est cela : c’est traiter autant que faire se peut, des questions que l’avancée des technologies obligent à poser. Dans la morale je ne sais pas ce que c’est « vivre sans morale. ». Je ne sais pas, mais quand on me donne un rendez-vous on essaie d’être à l’heure. Ce n’est pas une morale transcendantale, c’est la condition d’une vie pratique à peu près harmonieuse. Si on ne respecte pas cela, si personne ne le respectait, ce serait une sorte de chaos. Donc pour moi la morale, c’est un peu l’inverse de l’éthique. C’est-à-dire que c’est une façon de ne pas se poser certaines questions en considérant, non pas qu’elles soient réglées mais qu’on s’y plie collectivement par adhésion à une morale commune.
Imrane A. – Le sujet de l’ultracrepidarianisme : est-ce que vous pouvez nous expliquer ce concept ?
Étienne Klein – C’est un mot anglais que j’ai traduit en français : c’est le fait de parler au-delà de ce que l’on connaît avec assurance. Et je n’ai rien contre. C’est-à-dire que quand vous êtes au café avec vos amis, vous parlez de tous les sujets. Vous ne parlez pas que des sujets pour lesquels vous avez un doctorat, la vie sociale suppose cela. Elle suppose qu’on discute de façon telle que chacun est autorisé à mettre un avis, quitte à l’amender s’il entend des arguments qui viennent le contretredire. On ne peut pas dire “il n’y a que ceux-là qui ont le droit de parler de ceci”, on ne peut pas segmenter le discours. En revanche, là où l’ultracrepidarianisme est problématique, c’est quand des gens prétendent connaître la réponse à des questions dont personne ne connaît la réponse. Là, il y a de l’abus.

Imrane A. – Encore, une dernière question plutôt d’actualité. Vous, en tant que philosophe mais aussi en tant que scientifique, comment considérez-vous la situation actuelle en Ukraine ?
Étienne Klein – Moi je m’estime incompétent parce que je fais partie d’une génération dont je découvre qu’elle est incroyablement chanceuse. Moi, je suis né en 1958, donc j’ai fait mon service militaire mais je n’ai jamais combattu. J’ai connu la guerre, mais lointainement, et j’ai surtout cru que, au moins en Europe, on avait trouvé des institutions, des mécanismes, qui allaient permettre de garantir pour très longtemps ce qu’on appelait une paix démocratique. L’idée qu’il n’y aurait plus la guerre. Et pour moi, l’invasion de l’Ukraine, cela a été un choc philosophique : je n’y croyais pas. Et très vite, cela a fait réapparaître dans ma mémoire les souvenirs que j’ai eus quand j’avais 10 ans, en 68. Non pas mai 68, qui était une guerre des boutons, mais les images que j’ai vues dans Paris Match de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les chars russes. Voir des chars, qui estiment, qui croient, qu’ils vont être accueillis par des fleurs et qui s’aperçoivent que non, ils ne sont pas du tout accueillis par des fleurs. Pour moi, c’est un choc traumatique. J’ai revécu cela avec l’Ukraine et donc moi je suis très choqué par la neutralité de certaines personnes en France qui disent qu’il faut rester en dehors. Non. Non, non : je suis pour la livraison d’armes, y compris d’avions, j’étais à une manifestation samedi dernier à Paris. Voilà, je pense que la démocratie doit se défendre et on a été naïf. Parce qu’on a cru justement à une fin de l’histoire qui était complètement factice. Toute paix est un entre-deux guerres. C’est triste à dire mais voilà la conclusion à laquelle je suis arrivé. Et à mes amis qui sont neutres, ou qui voudraient que nous soyons neutres, je cite une phrase de Chateaubriand, qui est celle-ci, que j’ai lu par hasard, et, qui m’a semblé correspondre à la situation « La neutralité qui permet tout est une neutralité marchande, vénale, intéressée. Quand les parties belligérantes sont inégales en puissance, cette neutralité est une hostilité pour la partie faible, comme elle est une connivence avec la partie forte. Mieux vaudrait se joindre à l’oppresseur contre l’opprimé, car du moins on n’ajouterait pas l’hypocrisie à l’injustice. ». Et pour ne rien vous cacher le 25 février 2022, j’ai écrit à l’ambassade d’Ukraine parce que je voulais partir dans les brigades. J’ai un collègue post-doctoral qui est parti en Ukraine, c’est un Ukrainien, il est parti le lendemain. J’ai voulu y aller, et puis, on m’a dit gentiment que j’étais un peu vieux (rires). Mais je suis toujours sur liste d’attente !
Imrane A. – Merci beaucoup Étienne Klein !
Étienne Klein – Merci à vous d’avoir si bien travaillé !
* Dans la tradition biblique, l’univers et l’être humain ont été créés par Dieu en même temps, il y a 6 000 ans environ. Cette affirmation est niée par les recherches scientifiques qui estiment, comme Etienne Klein l’explique ici, que l’univers est apparu il y a 13,7 milliards d’années et que, l’homme, il y a seulement quelques millions d’années.

Photos : Imrane A.