Imrane A. – Vous parliez de Chat GPT. Il y a souvent cette peur qui paraît être de plus en plus proche que l’homme va finir par être entièrement soumis et remplacé par des machines ou des robots. C’est-à-dire soumis à des machines qu’il a lui-même développées, voire de devenir lui-même une machine par le transhumanisme. Cette crainte revient avec le développement de Chat GPT par Open IA, qui a des capacités énormes. Pensez-vous que nous devons craindre ce changement, et essayer de lutter contre la robotisation, et le transhumanisme qui arrive en force dans ce monde ?
Étienne Klein – Alors des verbes comme « craindre », « lutter » ce n’est pas très précis, ce n’est pas des verbes d’action. Il faut d’abord prendre acte du fait que cela existe. Cela rend quand même beaucoup de service Chat GPT, pour rédiger une lettre de motivation, une plaidoirie si on est un avocat, je n’ai pas essayé moi-même sur ces questions-là, mais il semblerait que ce soit assez efficace et cela vient concurrencer ou aider, c’est toute la question, le métier de beaucoup de personnes, qui sont ce qu’on appelle des « cols blancs ». Jusqu’à maintenant, on a considéré que la robotisation menaçait plutôt les métiers manuels, les métiers physiques, grâce aux robots. Et on voit que Chat GPT menace les professions qui se croyaient protégées de toute forme d’intrusion de la part de l’intelligence artificielle. Alors vous avez employé une expression intéressante, vous avez dit « est-ce qu’on ne va pas être traités comme des robots ? ». Or moi j’observe que Chat GPT par exemple, dans les quelques tests que j’ai pu faire, parle un langage très très neutre, très politiquement correct, il n’y a pas d’idée violente, radicale, tout est lissé comme s’il s’agissait de ne pas faire d’accrocs et ne pas provoquer de critique sur le fond. Et moi ma crainte, c’est que nous, nous humains, nous parlions comme Chat GPT. C’est-à-dire que, et d’ailleurs certains le font, ils parlent avec des éléments de langage tellement ficelés, tellement travaillés en amont qu’on a l’impression que c’est leur propre langage qui a été robotisé. Et dans Chat GPT par exemple il n’y a pas d’imparfait du subjonctif, il n’y a pas de construction de phrases qui soient très élaborées. Et donc, on peut se demander si à force de le voir parler comme il parle, on ne va pas nous-mêmes parler comme lui. C’est-à-dire appauvrir notre langage, notre vocabulaire, les nuances qu’on peut y mettre. Cela pour le coup, ça m’inquiète. J’ai pas les chiffres précis en tête, je sais simplement que quand j’avais votre âge au journal télévisé, journal de 20h qui était quasiment la source principale d’information à l’époque, des gens lisaient le journal, mais c’était surtout le journal de 20h qui distillait l’information du jour. Je crois, qu’à l’époque, les journalistes qui le présentaient et les reportages qui l’accompagnaient, utilisaient 1300 mots de vocabulaire différents, et je crois qu’aujourd’hui, il faudra vérifier, on en est à 400. Comment voulez-vous dire la richesse du monde, de l’actualité avec 400 mots ? Vous êtes obligé de caricaturer, de simplifier, de trahir peut-être. Et il me semble que là, il y a, pour le coup, un danger pour la pensée. Non, pas que la pensée réclame autant de vocabulaire que chez Corneille, Racine, Molière, ou Shakespeare, ou c’est 20 000, 20 000 mots différents, mais quand même. Là pour le coup, cela m’inquiète, et on peut lutter contre, par exemple à Paris il y a un petit théâtre qui s’appelle « Le Théâtre de Poche », où on joue des pièces de la littérature, des grandes pièces de théâtre mais en version raccourcie, en gardant la qualité de la langue. Et, il y a des acteurs qui viennent réciter des textes magnifiques. Cela ne dure pas très longtemps, cela dure une heure, mais on entend une langue qui n’est pas la langue désormais courante. Les gens s’y précipitent, notamment les jeunes, parce qu’il y a quand même un bonheur d’écouter une belle langue, avec des subtilités, des nuances alors qu’il n’y a pas vraiment de bonheur à lire Chat GPT. Cela viendra peut-être.
Imrane A. – Que pensez-vous du scientisme ? Donc d’après le dictionnaire Le Robert « Attitude philosophique consistant à considérer que la connaissance ne peut être atteinte que par la science, et que la connaissance scientifique suffit à résoudre les problèmes philosophiques». Est-ce que la physique répond aux questions métaphysiques ?
Étienne Klein – Mais si vous voulez c’est une question passionnante, mais moi je suis un centriste. Moi, je dirais qu’il y a un spectre, qu’on peut tracer, du rapport à la connaissance scientifique. Il y a une extrémité de ce spectre qui est le scientisme que vous avez très bien défini comme étant la croyance, c’est une croyance, que la science va finir par répondre à toutes les questions, et ensuite nous dire ce que nous devons faire, ce que nous avons le droit de croire, ne plus croire etc. A l’extrême opposé, il y a une sorte de relativisme radical qui est que la science serait un discours comme les autres, elle nous en apprend plus sur les physiciens qu’elle nous en apprend sur la nature par exemple, autrement dit la science serait une construction sociale qui nous informerait sur la façon dont nos cerveaux fonctionnent et dont nos communautés scientifiques s’organisent mais sans rien dire du réel. Bon, moi je suis entre les deux. Je reproche aux relativistes radicaux de méconnaître le fait qu’il y a des vérités scientifiques, qui ne sont certainement pas des vérités absolues mais qui peuvent résister à toutes les critiques qu’on peut leur faire aujourd’hui. Et puis, contre le scientisme mon argument est que la science ne répond qu’aux questions scientifiques, c’est-à-dire à des questions qui sont bien posées, et ne répond pas à toutes les questions que nous pouvons nous poser. Il se trouve que les questions qui nous intéressent, le plus collectivement, ne sont pas les questions scientifiques. Ce sont les questions relatives à nos valeurs, comment formuler l’idée de justice, comment se tenir droit, comment fonder l’amour, etc. Et cela, c’est des questions pour lesquelles la science ne dit pas grand-chose. Mais, et c’est un peu mon point de nuance, la frontière entre la science et les valeurs n’est pas aussi étanche qu’on le croit. Par exemple, un être humain qui sait qu’on sait que l’univers a 13,7 milliards d’années, et que l’homme n’y est apparu que tout récemment, que depuis quelques millions d’années, n’a pas le même rapport au monde qu’un humain qui pense que l’homme est né en même temps que l’univers, il y a 6 000 ans*. Autrement dit, il y a des connaissances scientifiques qui ont une portée si grande qu’elles viennent déplacer la façon dont nous nous pensons dans le monde et qui viennent, en quelque sorte, réfuter des croyances. Mais cela ne veut pas dire que toutes les croyances soient fausses, mais cela ne veut pas dire non plus qu’on puisse supprimer les croyances. Moi j’ai des croyances, tout le monde a des croyances. Et donc simplement il y a parfois des connaissances qui apportent des éléments qui font que ce ne sont plus des croyances mais des connaissances.