
Mardi 28 février 2023, l’Ecole et Lycée Français du Luxembourg, Vauban a eu la chance d’accueillir David Bessis, mathématicien et ex-enseignant chercheur, auteur de l’ouvrage « Mathematica : une aventure au coeur de nous-mêmes », publié en 2022 chez Seuil Editions. David Bessis nous a fait l’honneur d’accepter un entretien avec ALETHEIA, pour traiter de questions de son domaine de prédilection que sont les mathématiques. Son ouvrage a été la base d’un dialogue public entre l’auteur et Laetitia Zehnder, professeure de philosophie, après avoir donné une conférence aux lycéens.
Imrane A. – Bonjour Monsieur Bessis ! D’abord bienvenue au Luxembourg ! Merci d’avoir accepté de nous accorder un entretien pour Aletheia – Webjournal des lycéens.
David Bessis – Merci !
Imrane A. – Alors vous êtes mathématicien, ancien enseignant chercheur en mathématiques, docteur en mathématiques pures, et diplômé de l’ENS Paris. Pouvez-vous nous parler un peu de votre scolarité. Comment et pourquoi avez-vous commencé à aimer les mathématiques ?
David Bessis – Je ne sais pas quand, comment et pourquoi mais j’ai toujours aimé les maths. Donc je fais partie des gens qui ont été « des bons en maths » tout du long. Cela dit je n’ai jamais pensé que j’avais le niveau pour faire une carrière de mathématicien, je n’en avais d’ailleurs pas spécialement envie. Mais j’étais intrigué par la question « comment fait-on pour comprendre les maths ? ». C’est-à-dire que j’étais bon en maths mais, au lycée, il y avait des gens qui étaient bien meilleurs que moi. Et c’était très déroutant, parce que j’avais l’impression qu’ils étaient des magiciens, et, je crois que, ce qui ensuite m’a donné envie de poursuivre, c’était justement cette interrogation sur « Comment est-ce possible de comprendre les maths ? ».
Imrane A. – Vous êtes mathématicien et vous avez très souvent traité de la place des mathématiques dans la psyché collective. Quelle place devrait occuper les mathématiques ?
David Bessis – Je pense que le plus choquant est ce qui, à mon sens, ne peut pas perdurer parce que c’est une catastrophe. C’est cette idée que les mathématiques sont réservées à certains. Je pense que les mathématiques font partie de l’être humain, de ce que l’humanité a construit et inventé. Elles donnent énormément de force à la fois psychique et cognitive à ceux qui les maîtrisent, et il faut constater, qu’aujourd’hui, nous n’avons pas réussi à les rendre accessibles à tout le monde. Mais je ne crois pas que c’est structurel, je pense que c’est lié à notre mécompréhension des mathématiques. La première chose que je propose de changer, c’est la définition des mathématiques. Je pense que l’enjeu central des mathématiques c’est la compréhension. On les a trop souvent traitées comme une espèce de source de savoir absolue, un peu magique, transcendante, que seulement certains peuvent déchiffrer. Le véritable enjeu, c’est d’augmenter les facultés cognitives des humains. Et à ce titre-là, elles ont vocation, à ce que tout le monde se les approprie.
Imrane A. – Durant certaines de vos interventions dans des médias, vous expliquez que les mathématiques sont une question d’intuition. Que voulez-vous dire par là ?
David Bessis – Finalement les mathématiques qui réussissent c’est celles qui se font oublier. C’est-à-dire que les gens n’ont même plus conscience que ce sont des mathématiques. Aujourd’hui tout le monde sait manipuler les nombres entiers, mêmes les nombres négatifs, ce sont des notions qui nous paraissent intuitives. On voit ce que cela veut dire d’avoir 100 euros de découvert sur un compte en banque, c’est intuitif, on le sent. D’ailleurs ce n’est pas une sensation agréable. Ça, ce sont les mathématiques qui ont réussi. Il faut savoir qu’il y a 200 ans, il y avait encore des querelles pour savoir si les nombres négatifs existaient vraiment ou si c’était juste des vues de l’esprit et des chimères. Donc pendant un certain temps, les objets mathématiques sont des constructions abstraites, mais quand ils se développent, on se les approprie comme des choses évidentes qui sont juste là. Aujourd’hui, tout le monde pense que les ronds et les carrés, ce sont des choses évidentes. En fait, cela n’a pas toujours été le cas, il a fallu les inventer.
Imrane A. – Depuis la dernière réforme du Bac et jusqu’à l’année prochaine les mathématiques sont absentes du tronc commun dans les lycées en filière générale. Comment aviez-vous réagi à cette nouvelle ?
David Bessis – Peu, parce que c’est quand même pas mon domaine. Enfin je ne suis pas un spécialiste de l’enseignement secondaire. Je pense que les problèmes, auxquels nous sommes confrontés, sont des problèmes très profonds. Il y a un déficit d’enseignants, il y a un déficit de désir de mathématiques de la part de beaucoup d’élèves. Je suis conscient de ces problèmes, de leur gravité et ce n’est pas ma spécialité de résoudre ces problèmes. J’essaie de me placer dans une perspective un peu plus large parce qu’on a des problèmes précis, spécifiques, en France en ce moment, mais il y a un vrai problème avec les maths depuis 2 000 ans dans le monde entier. Donc, c’est plutôt ce problème-là qui va me toucher.
Imrane A. – Si vous aviez un ou plusieurs conseils à donner aux professeurs de mathématiques, mais aussi aux concepteurs des programmes scolaires de mathématiques concernant les méthodes pédagogiques à utiliser, quels seraient-ils ?
David Bessis – Alors petit préambule : je pense qu’il faut avant tout expérimenter ce qui marche vraiment. Il y a parfois des universitaires qui ont donné des conseils pour des réformes et cela s’est traduit par des catastrophes parce que les modalités pratiques ne sont pas évidentes. Cela dit, moi, ce que j’aimerais essayer de tester et de déployer d’abord à petite échelle, c’est la capacité de dialogue entre pairs. Donc très concrètement quand il y a un enseignement magistral qui est fait, il y a des nouveaux concepts qui sont introduits et généralement ils ne sont pas compris. Et je crois que la meilleure façon pour les élèves de les comprendre c’est de pouvoir en discuter librement avec un autre élève qui a compris. Cela peut se faire dans un groupe particulier mais cela peut aussi se faire de manière beaucoup plus fluide en conversation informelle de quelques minutes, donc essayer de réserver du temps, des moments et des cadres où les élèves oseront devant un pair auprès de qui, c’est moins dur, de dire qu’ils ont pas compris, oseront demander les explications et permettre à ceux qui ont compris d’expliquer à ceux qui n’ont pas compris en petite conversation dans un coin sans témoin. Donc, j’aurais tendance à focaliser l’enseignement vers l’expérience de la compréhension plutôt que vers le contrôle de connaissances.
Imrane A. – Qui est selon vous la ou les personnalités qui ont le plus apporté dans l’histoire des mathématiques ?
David Bessis – Houlala ! Grande question ! Pour ma génération et sans doute, pour pas mal de celles qui suivent, c’est évident que le travail, l’œuvre de Grothendieck a radicalement changé la manière d’aborder les mathématiques, même si mes domaines de recherche étaient assez éloignés de ceux qui étaient les siens, la manière de penser, la manière même de se représenter ce que sont les objets mathématique, a été influencée par Grothendieck. Donc, là je parle des mathématiques contemporaines. Après évidemment, on connaît tous les grands mathématiciens à travers les siècles.
Imrane A. – Parmi eux, qui admirez-vous le plus, qui prendriez-vous comme exemple ?
David Bessis – Dans mon livre, je dresse un certain nombre de portraits de mathématiciens et je m’inspire de ce qu’ils ont eux-mêmes écrits sur les mathématiques. Celui qui m’impressionne le plus c’est Thurston. Bill Thurston qui est un mathématicien américain, mort depuis quelques années, et qui a développé à la fois des mathématiques extrêmement puissantes et originales, et aussi une manière de parler des maths qui était, je pense, très très moderne, et très proche de celle qui est la mienne aujourd’hui. On va dire que c’est celui dont je me sens le plus proche intellectuellement.
Imrane A. – Vous êtes le fondateur d’une entreprise de marketing digital. C’est-à-dire que vous avez créé des algorithmes qui analysent les données des internautes, pour que les entreprises travaillant sur le net puissent faire des offres ciblées. L’entreprise s’appelle Tinyclues. Vous utilisez donc abondamment les données des internautes. De nombreux scandales tournent autour de ce sujet des protections des données personnelles sur Internet, qui sont utilisées par de grandes entreprises, des gouvernements et autres structures puissantes. Qu’en pensez-vous ? Y a-t-il une vie privée et intime sur Internet ?
David Bessis – Alors, en fait, l’entreprise que j’ai créée s’est spécialisée dans le traitement des données first party, c’est-à-dire des données qui appartiennent aux entreprises qui sont liées à la relation qu’elles ont avec leurs clients et notre technologie travaille sur des données chiffrées. Nous n’avons pas accès aux données brutes. Nous n’avons accès qu’à des patterns statistiques, ce qui fait que nous, by design, structurellement nous sommes dans un environnement qui favorise la vie privée. Je pense qu’il y a effectivement un problème sur la collecte de données ; je ne voulais surtout pas faire une entreprise de collecte de données.
Imrane A. – Que pensez-vous des dernières avancées technologiques en matière d’IA ? Je pense notamment à Chat GPT.
David Bessis – On ne peut pas désinventer la technologie, c’est des choses qui arrivent. Le pire, c’est qu’on est qu’au tout début. C’est radical. A titre personnel, ce qui m’intéresse le plus dans ces technologies, c’est ce qu’elles nous enseignent sur ce qu’est notre propre intelligence. Et je pense que nous n’échapperons pas à une remise en cause des certitudes fausses qui nous sont assénées depuis longtemps sur la manière dont est sensée se passer notre activité mentale.
Imrane A. – Par rapport à la relation entre la culture d’une région du monde et les mathématiques. Pensez-vous qu’il y ait des cultures qui sont plus proches de cette pensée mathématique que d’autres ?
David Bessis – Je pense qu’il y a des cultures qui sont plus patientes que d’autres, et il faut être patient pour faire des maths. C’est l’un des points qui me frappe, la patience est une valeur assez peu à la mode, et, j’ai tendance à penser que la désaffection pour les maths n’est pas décorrélée de cela. Les choses vraiment difficiles prennent du temps.
Imrane A. – Que pensez-vous que votre ouvrage « Mathematica : Une aventure au cœur de nous-mêmes », puisse apporter notamment aux jeunes lycéens, par rapport à l’appréhension face aux mathématiques, de la relation que l’on a aux mathématiques ? Qu’est-ce qu’il peut changer à ces situations ?
David Bessis – A la fin du livre, je dis que c’est un livre d’éveil et de désinhibition, et je pense que c’est cela l’enjeu. J’étais tellement inhibé quand j’étais jeune que je pense que cela m’aurait aidé de lire un livre comme ça. Je pense que quand on est lycéen ou étudiant, on a tendance à sous-estimer ses propres facultés intellectuelles, et, il faut impérativement apprendre à se désinhiber. J’espère donner des angles, des prises pour qu’ils puissent réussir à se désinhiber.
Imrane A. – Vous avez traité l’idée selon laquelle, le fait d’être bon en mathématiques est une question de gènes, ou encore qu’il faille avoir un esprit cartésien, logique, mathématique justement pour être bon en mathématiques. Que pensez-vous de ces idées ?
David Bessis – Eh bien, il faut relire Descartes. Cette fameuse méthode de Descartes. Il raconte qu’elle lui est apparue en rêve, ou il y avait un esprit qui s’est abattu sur lui avec des boules de feu etc. Le cartésianisme est un peu plus imaginatif et un peu plus poétique que ce que l’on a bien voulu raconter. Je pense qu’on est prisonnier de croyances très anciennes, sur la nature supposément divine de notre activité mentale et que ces croyances nous ont empêchés de parler, de la réalité de ce qu’on fait chacun dans notre tête. Quand on fait des mathématiques on fait des gestes dans sa tête. Rien que savoir cela déjà, c’est une information vitale qui n’est pas partagée. Il y a des élèves qui n’ont pas compris qu’il fallait essayer de faire des gestes dans sa tête pour essayer de comprendre, de sentir intuitivement, de voir les choses. Tant qu’on n’osera pas parler simplement de manière humaine et concrète de ce qui se passe dans notre tête quand on fait des maths, on en fera un sujet tabou et cela laissera la place à tous les fantasmes, à toutes les croyances stupides, sur des soi-disants inégalités génétiques massives qui expliqueraient les écarts choquants qu’on observe dans la capacité de faire les maths entre les gens.
Imrane A. – Est-ce que vous pensez qu’aujourd’hui dans l’espace public, dans le débat public français, européen ou mondial on aurait besoin de plus de gens qui aient appris à faire des mathématiques ?
David Bessis – En fait, je pense que les mathématiques encore une fois, font partie de l’être humain et que ne pas du tout les développer, c’est la même chose que ne jamais avoir fait de sport de sa vie. Je trouve problématique d’avoir une classe politique qui est dans sa quasi-totalité constituée d’illettrés mathématiques. Il y a un rapport à la vérité, un rapport à la bonne foi, un rapport à la modestie intellectuelle qui manque complètement quand nous n’avons pas fait l’expérience des maths.
Imrane A. – Pendant la conférence réservée aux lycéens, vous avez raconté l’histoire du mathématicien indien Ramanujan, qui expliquait que c’était une sorte de déesse familiale qui venait lui « révéler » ses formules mathématiques. Est-ce que vous pensez, comme Ramanujan pouvait surement le penser, qu’il y a un aspect un peu mystique ou spirituel des mathématiques ?
David Bessis – Je ne sais pas ce que veut dire mystique et spirituel, j’ai l’impression que ce sont des mots qu’on emploie pour parler de choses qu’on ne comprend pas. Et je crois que nous nous trimballons, depuis des millénaires, des idées fausses sur ce qui se passe dans notre tête. Comme ces idées fausses ne permettent pas de rendre compte des phénomènes mentaux tout à fait rationnels, tangibles, concrets qui se passe notamment dans l’activité mathématique. Eh bien, ces phénomènes mentaux nous apparaissent comme une forme de chamanisme ou de magie noire. Tous ces mathématiciens, et ils sont nombreux, à commencer par Descartes qui avait cette pensée dualiste où il pensait que son âme avait été créée par Dieu de manière magique. Cantor pensait que la théorie des ensembles lui a été suggérée par Dieu, donc finalement la déesse familiale de Ramanujan nous paraît exotique parce que c’est pas le Dieu occidental, mais c’est du même ordre. Donc, je pense que tous ces récits sont juste le symptôme que ces grands mathématiciens n’avaient aucun outil et aucune culture de la réalité biologique du fonctionnement du cerveau humain, pour rendre compte de ce qu’il leur arrivait, et, que donc ils en venaient à ce vocabulaire mystique à défaut de pouvoir le faire rentrer dans la rationalité. Mais, je crois qu’aujourd’hui avec ce qu’on a compris du cerveau humain, ce que nous enseigne aussi l’intelligence artificielle comme métaphore de notre propre pensée, cela nous permet enfin de parler de ces choses-là de manière simple. Et je n’ai pas de problème à en parler de manière mystique et magique, le seul problème, c’est que c’est incompréhensible quand on en parle comme cela. Et du coup, on ne peut partager nos expériences. Je crois qu’il faut les partager, tant qu’on raconte que des dieux qui viennent nous parler dans notre tête, eh bien il y a ceux qui arrivent à parler aux dieux et puis il y a les autres qui n’ont pas accès aux dieux. C’est problématique : il y a les chamans et les gens ordinaires. Donc cela c’est hyper excluant. On ne saura démocratiser les maths que quand on saura parler de ces choses-là aussi simplement que quand on dit à un enfant : « Quand tu es dans l’eau, pour apprendre à nager, il faut respirer à tel moment. Faut pas paniquer, faut bouger les bras comme ça… » etc. En fait, cela s’apprend.
Imrane A. – Vous seriez donc peut être scientiste ? Le fait de penser que la science, et donc les mathématiques, répondrait à toutes les questions, qu’elle soit scientifique, physique ou métaphysique.
David Bessis – Non, je ne suis pas scientiste. Quand on dit scientiste on a tendance à penser qu’on serait dans la négation par exemple de l’expérience subjective, de l’expérience psychologique, de l’expérience émotionnelle. Je pense que ces choses-là sont réelles en fait, et je pense pas qu’il faut en parler comme si c’était de la magie. Il faut en parler de manière concrète. Donc je suis peut-être plus humaniste.
Imrane A. – Dernière question : Si vous aviez un conseil pour les gens qui ont une certaine aversion pour les mathématiques, certains depuis longtemps lorsqu’ils sont adultes, ou depuis peu pour les jeunes, les lycéens, quel serait-il ?
David Bessis – Ne pas se laisser décourager, ne pas se laisser intimider. De ne surtout pas se conformer aux stéréotypes et se convaincre que vous êtes nul en fait. CELA n’existe pas. Vous avez le droit de ne pas aimer les maths, mais c’est mieux d’essayer de goûter avant de savoir si vous aimez vraiment ou pas. Et pour goûter, il faut arriver à surmonter vos peurs, à regarder à l’endroit où vous ne comprenez pas, à ne pas lâcher prise, et à ne pas vous laisser intimider.
Imrane A. – Merci beaucoup David Bessis pour le temps que vous nous avez accordé et pour vos réponses à nos questions !
David Bessis – Merci à vous !
Retrouver l’ouvrage de David Bessis « Mathematica : Une aventure au cœur de nous-mêmes », publié chez Seuil Éditions en 2022, au CDI de l’établissement.
Photos : Imrane A.