La poésie, c’est dangereux

À l’occasion de la première traduction française du poète et artiste surréaliste tchèque Jindřich Štyrský, retour sur une fulgurance poétique.

Sur une étagère, à moitié mis en exergue, un livre fin et bariolé, détonnant avec les autres pavés gris aux contours nettement tracés. Un unique mot faisant office de titre : Poésie. Un nom d’auteur accentué dans tous les sens : Jindřich Štyrský. Et un seul poème précis, à l’effet d’une électrisation littéraire :

« Les chemins où marchait Pauline
Se couvriront de sable
Et on les baptisera grâce à une erreur
Que personne ne saura comprendre
Ni expliquer

Hormis les soirées d’automne
Et le désespoir
Rien ici qui mérite une feuille de papier

La technique de l’amour reste variable

Vous serez la plus belle ruine du monde »

Dans le silence intérieur le plus total, le poème a éclos comme un kaléidoscope de perceptions et d’évanescences ; il était éclatement, électrocution. Chaque mot crissait et retrouvait un écho étrange et distordu en moi ; c’était l’équivalent d’une madeleine de Proust amplifiée et synesthésique. Je n’ai pas hésité plus de deux secondes : je voulais avoir ce recueil dans ma bibliothèque, point à la ligne.

C’en était fait. Un seul constat : la poésie, la vraie, l’intense, la violente, est dangereuse. Et ce recueil en est la preuve absolue et irrévocable. Originellement publié en 1946 à titre posthume à Prague, il rassemble un nombre certes restreint de poèmes, mais quoi qu’il en soit tous plus suggestifs et incantatoires les uns que les autres. Traduit du tchèque par Petr Kral et publié en édition bilingue en 2021 par Ab irato éditions, il constitue une preuve indéniable de la polyvalence et de la créativité de Jindřich Štyrský.

Peintre, photographe, collagiste, écrivain et éditeur, Štyrský  (1899-1942) fait partie des figures de proue de l’avant-garde et du surréalisme des années 1920 en Tchécoslovaquie. Il a peint des tableaux monumentaux inspirés par la psychanalyse freudienne comme publié des essais critiques, édité des revues comme fondé le mouvement de l’« artificialisme », entre figuration et abstraction, avec son amie Toyen, autre peintre surréaliste tchèque.

Dans le contexte de cette effervescence intellectuelle, Poésie constitue ainsi un hymne semi-personnel. Si les images insolites éparpillées çà et là entre les vers, les nombreuses associations inhabituelles, les quelques traces d’onirisme et les stigmates d’écriture automatique l’inscrivent bel et bien dans la continuité du surréalisme, la richesse et l’originalité de chaque poème le démarquent malgré tout de ce mouvement, pavant de cette façon une nouvelle voie poétique sur laquelle il lui revient d’avancer. Car chaque poème touche, crée tout un monde d’évocations et de sonorités qui résonnent et se propagent de proche en proche, éveille des visions éclatantes et des souvenirs brumeux dont le bruit, comme les « cors de chasse » d’Apollinaire, meurt parmi le vent. Chaque poème secoue, prend à la gorge, remplit d’hallucinations et de fantômes passés. Chaque poème est quintessence.

Mais quintessence cryptique. Et c’est là que réside la clé : dans le flou artistique et l’épaisseur du monde štyrskien, il faut dévoiler couche par couche chaque strate de sens, chaque sédiment de sensation. À mi-chemin entre jeu et divination, in memoriam et te deum, la lecture de cette poésie étrange et unique fait frissonner, ressentir et sourire : au lecteur d’entrouvrir sa porte pour tenter d’appréhender sa véritable signification – ou alors n’existe-t-elle même pas ?

En définitive, un recueil qui met à nu les perceptions et les réminiscences délibérément occultées de nos mornes – mortes ? – vies quotidiennes. Au sommet, terreur orgastique, extase crue, sans édulcorant, d’une violence non prémâchée : un danger terrible, donc. Mais un danger qui fait vivre ; telle est toute son ambiguïté.

Ainsi sonne la présentation d’Ab irato éditions : « Par ces temps de naufrage prévu, organisé, où mafieux et dépeceurs se frottent les mains, lors même qu’on décapite (comme toujours) à qui mieux mieux les gardiens de phare, Ab irato est ce canot où morts et vivants rament de concert, souquent et halètent – pirates de haute moralité bien sûr, révoltés qui ne se résignent pas, ou simples amoureux des vagues hautes et belles, brodant d’écume vivante leur séjour ici-bas. » De mon côté, j’ai tendance à remplacer « Ab irato » par « Poésie ».

Photographie : Angèle M.