
Sélectionnée dans le cadre du prix Vauban, Anaïs Llobet, journaliste et auteure, a présenté à des classes de spécialité histoire-géographie son roman « Des hommes couleur de ciel », qui traitent de la place des réfugiés Tchétchènes en Europe. ALETHEIA a eu la chance de l’interviewer par la suite.
Leonor V. : Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire sur la condition des Tchétchènes en Europe ?
Anaïs LLobet : Je m’intéresse à la Tchétchénie depuis longtemps. J’ai quelques amis tchétchènes dont un qui est l’un de mes meilleurs amis. C’est vrai que lorsqu’il me racontait la difficulté qu’il avait à vivre ses deux identités, Tchétchène et homosexuel, ça m’intriguait énormément et surtout ça me bouleversait. Lui a dû quitter la Tchétchénie, et il habite en Europe dans un pays européen. C’est pour cela que j’ai voulu écrire sur la Tchétchénie et sur les Tchétchènes, en Europe. J’ai un petit tropisme pour la Tchétchénie depuis à peu près mes quinze ans, puisque j’étais une personne révoltée sur ce qui s’y passait depuis la première et seconde guerre, et je n’hésitais pas à rejoindre des manifestations ou même à aider dans une ONG qui permettait à des réfugiés tchétchènes à continuer à étudier en France. Donc j’ai toujours été intéressée par la question tchétchène. C’était en tout cas un sujet qui m’intéressait d’explorer via la littérature.
L. V. : Pourquoi donc les Pays-Bas ? Parce que ça aurait pu être à Paris, par exemple…
A. L. : J’ai choisi les Pays-Bas parce que j’y ai vécu plus longtemps qu’en France pendant mon adolescence. Je m’y sens plus à l’aise pour en parler. Ils ont aussi la réputation d’être un pays un peu parfait, idéal, vu de la France. On a un peu cette idée qu’aux Pays-Bas tout se passe bien, que c’est un pays ouvert, à la fois sur la question de l’orientation sexuelle comme de l’intégration. En réalité, il y a une extrême-droite qui est très forte et du racisme, et je me demandais si un réfugié homosexuel pouvait réellement reconstruire sa vie aux Pays-Bas de A à Z tel qu’il l’entendait, ou s’il allait se heurter à nouveau aux problèmes d’intégration qu’on peut aussi éprouver en France et dans n’importe quel pays occidental en ce moment. Et j’avais aussi un peu de mal à écrire sur un attentat dans un lycée français : j’ai commencé à penser à ce roman juste après le Bataclan, Charlie Hebdo, j’avais envie de laisser la France en dehors de tout ça. Et c’était plus facile pour moi d’imaginer ce qui se passerait aux Pays-Bas puisque j’ai passé mes années de lycée aux Pays-Bas.
L. V. : Vous parlez de la dualité : il faut se construire une nouvelle identité quand on est Tchétchène dans un pays d’Europe parce qu’on ne peut pas vivre avec le poids de cette nationalité ?
A. L. : Moi je pense qu’on ne devrait pas se construire une nouvelle identité, je pense que les sociétés devraient être assez ouvertes et perméables pour accepter tout le monde avec son passé et sa façon d’être, sa culture, ses us et coutumes. Le fait est que dans notre société occidentale telle qu’on l’a établie ici en Europe mais aussi aux Etats-Unis, on demande aux réfugiés et toute personne qui immigre de prétendre que rien ne s’est jamais passé avant, et qu’il est prêt à apprendre et accepter toutes nos coutumes, toutes nos visions, toutes nos valeurs, et qu’il est blanc comme neige. Et la plupart du temps un réfugié arrive avec un certain bagage traumatique puisqu’être réfugié c’est quitter son pays contre son gré pour trouver une meilleure existence ailleurs. Les émigrés c’est davantage avec la recherche d’un emploi ou des raisons économiques. Mais un réfugié c’est davantage à cause d’un évènement traumatique comme une persécution, une maison bombardée, des études arrêtées pour des raisons liées à son identité. Dans le cas de Oumar c’est en raison de son orientation sexuelle, dans le cas de Kirem c’est plutôt pour rejoindre le frère et parce que la vie en Tchétchénie était impossible après la guerre. Je pense qu’on leur demande l’impossible. On leur demande d’oublier qui ils sont, ce qui les a formés et de tout recommencer et en même temps d’être honnêtes et justes. C’est une équation impossible.
L. V. : Quelle est la situation des Tchétchènes dans des pays européens, en général ? Et pourquoi sont-ils perçus comme des terroristes et ont une identité presque taboue ?
A. L. : Les Tchétchènes ont une diaspora assez importante en Europe depuis la première et la deuxième guerre de Tchétchénie contre la Russie, et la plupart se sont très bien intégrés : 99% d’eux ne font pas vague et sont de très bons citoyens, même mieux que certains Français ou Néerlandais. Mais c’est vrai qu’ils ont cette réputation, en tout cas en Russie. Là-bas, ils ont la réputation d’être des guerriers, donc d’être violents, surtout les hommes. Je pense que parfois dans les pays européens, il peut y avoir cette image des Tchétchènes notamment parce que dans les années 2000, l’histoire de la Russie a été entachée par plusieurs attentats commis par les Tchétchènes comme Beslan, dans laquelle il y a eu 300 morts. Dans les années 2010 en tout cas, on se souvenait des Tchétchènes comme d’un peuple extrêmement violent – c’est très stéréotypé ce que je raconte, bien sûr parce qu’on parle de stéréotypes – là récemment on a eu plusieurs attentats par ceux qu’on appelle des loups solitaires du djihadisme, et ce sont souvent des Tchétchènes, Samuel Patty a par exemple été assassiné par un Tchétchène. Il y a eu deux hommes poignardés à Paris, en 2018, et c’était par un Tchétchène. Les rangs de l’état islamique en Syrie ont été grossis notamment par beaucoup de Tchétchènes : il y avait al-Chichani qui était un des grands caporaux de l’état islamique qui était Tchétchène. Il ont quand même un peu cette réputation qui n’est absolument pas fondée d’être portés sur la violence. Mais c’est un stéréotype, c’est comme quand on dit que les Français sont arrogants. Ce n’est absolument pas vrai (rires).
L. V. : Est-ce que vous pensez que la situation de personnes comme Oumar devrait être plus présente dans le discours médiatique actuel ?
A. L. : Oui, parce que quand j’ai commencé à faire des reportages sur la persécution des homosexuels en Tchétchénie, il y a eu un immense intérêt de toute la communauté internationale pendant six-sept mois, et des visas ont été débloqués pour aider les réfugiés qui réussissaient à s’enfuir de leur pays pour partir en Europe et au Canada notamment. Mais au bout de six-sept mois, c’est complètement retombé dans l’oubli, de temps en temps peut-être on en reparle, en tout cas c’est clairement pas la priorité des dirigeants occidentaux lorsqu’ils se rendent en Russie. Je pense que ca devrait plus être au centre de certaines priorités. Bien sûr il y a trop de problèmes dans le monde, pourquoi celui-ci devrait être prioritaire sur d’autres ? Mais je pense qu’il ne devrait pas en tout cas être oublié.
L. V. : C’est paradoxal, ce tabou sur la question homosexuelle quand leur désignation en Tchétchène c’est littéralement « hommes couleur de ciel »…
A. L. : Pour les Tchétchènes, l’homosexualité est tellement taboue qu’ils n’ont pas de nom pour les désigner, il n’y a pas de mot, en Tchétchène, pour dire cela. Donc ils utilisent le mot russe de « gay » mais c’est déjà trop transparent, ça attire trop l’attention. Et même « goluboye » qui veut dire « bleu ciel » est trop tabou. Du coup, mais très rarement, parce qu’ils parlent très rarement de ces sujets-là, ils utilisent une périphrase pour dire « des hommes couleur de ciel ». C’est un ami qui m’avait expliqué cela, et j’avais trouvé cela assez marquant.
L. V. : Est-ce que vous pensez qu’il y a un travail de mémoire qui n’a pas été assez fait, accentuant ces tensions entre la Russie et la Tchétchénie ?
A. L. : Il n’y a eu aucun travail de mémoire. Il n’y a pas eu de travail de mémoire sur la guerre en Tchétchénie. Il y a eu quelques films qui sont très connus en Russie comme Brat, il y a aussi le magnifique film Alexandra. Il y a eu quelques films, et le cinéma ça aide la mémoire, notamment lorsque ce n’est pas téléguidé par le gouvernement. Mais il n’y a pas eu de débats, je pense que c’est à peine étudié à l’école russe, ou alors sous un fil narratif établi par le gouvernement russe. Dans ces conditions-là, pour la plupart des Russes, les deux guerres en Tchétchénie, parce qu’il y a eu énormément de jeunes soldats qui y sont morts, c’est resté un traumatisme. Le deuil n’a jamais vraiment été porté. Pour moi, oui, il y a un vrai problème, mais en général, en Russie, il y a un problème de mémoire.
L. V. : Pourquoi cette fin un peu amère ?
A. L. : Parce qu’il s’agit d’un personnage pris au piège, qui se referme sur lui. Il n’y a pas vraiment d’issue et ce qui est terrible, c’est de savoir que depuis le début il n’y avait pas d’issue. Parce qu’il pensait pouvoir échapper au jeu qui avait déjà été tracé pour lui dans la société qui lui demande de s’intégrer en oubliant qui il est. Et en fait Oumar a joué gros dès le début, en ayant deux identités. Et quand on joue gros, on finit par perdre.
L. V. : Est-ce que vous pensez que c’est le cas de votre ami Tchétchène ?
A. L. : Mon ami tchétchène qui m’a inspiré cette histoire joue gros depuis très longtemps, après avoir établi deux identités différentes dans deux villes et pays différents. Il cloisonne complètement ces deux vies et c’est vraiment un travail d’équilibre très difficile. Et il y arrive notamment parce qu’il n’y a pas eu un évènement aussi difficile que celui qui arrive au début du roman, il n’y a pas eu un attentat de 24 personnes avec un frère peut-être impliqué.