Emile Bertier détourne des vieux comics

Lors du Premier Salon de la BD au Lycée Vauban (15-20 novembre 2021), Emile Bertier, créateur de bandes dessinées et du concept des « Bandes détournées », a répondu à nos questions.

(Photo by JOEL SAGET/AFP via Getty Images)

Leonor V. : Bonjour Emile Bertier, vous êtes l’un des créateurs de la maison d’édition Bandes détournées. Quel est le concept de ces « Bandes détournées » ?

Emile Bertier : Le concept est relativement simple. Déjà le point de départ, c’est que on fait de la BD mais on ne sait pas dessiner. Donc il faut trouver une stratégie de contournement, et cette stratégie c’est ce qu’on appelle le détournement (pour votre génération qui connaissez le principe du mème, c’est quelque chose d’assez équivalent). En fait, on récupère de vieux comics américains qui sont parus entre les années 1940 et 1960 et qui ont la particularité d’être tombés dans le domaine public à la suite d’une faille de Copyright. Donc tout ce qui est paru entre les années 1940 et 1960 n’a plus de Copyright et est réutilisable comme on veut sans avoir à s’acquitter de droits. On récupère ces comics, on réorganise les vignettes, on découpe les vignettes qui ne nous arrangent pas, on recrée une structure narrative et évidemment on gomme toutes les bulles et on réécrit tous les textes. L’idée c’est de parler de sujets d’actualité : par exemple notre Petit guide de l’effondrement s’attaque à la question de la crise écologique et on en parle en utilisant ces vieilles vignettes. C’est de la satire politique, sociale et humoristique qui se joue du décalage entre le propos actuel et les vignettes et l’esthétiques qui sont très datées graphiquement mais aussi dans ce qu’elles évoquent (c’est vraiment America first des années 1940-1960 : extrêmement masculiniste, impérialiste, et parfois clairement raciste). Assez insupportable à lire au premier degré, ça devient très croustillant à détourner et à moquer.

L. V. : D’où vous est venue l’idée ?

E. B. : L’idée à l’origine vient d’un film qui s’appelle Le grand détournement, paru sur Canal+ [en 1993, ndlr]. C’est un film qui détournait des vieux films des années 1970 et qui était fait à partir de vieux rushs, dont tous les dialogues étaient redoublés, avec les dialogues nouveaux. Donc c’est pareil, c’est hyper décalé ! Là, pas de contenu politique, mais ça joue sur l’absurde du décalage entre l’image (images connues dont le héros est John Wayne) et le propos qui est complètement absurde. En gros ce gars-là meurt au début du film. Il y a ensuite toute une enquête pour savoir pourquoi, quand il meurt, il dit : « Monde de merde ! » alors que c’était le mec le plus classe du monde. C’est complètement absurde, ça ne se tient même pas sur la durée parce que c’est une juxtaposition de petites scènes qui sont assez amusantes. Mais c’est ce principe de base qui nous a fait marrer. Yann (on écrit à deux), lui, a détourné au lycée le Seigneur des anneaux en trois épisodes, c’était assez marrant. On s’est un peu perdu de vue puis on s’est retrouvé dix ans plus tard en se disant « Tiens faudrait qu’on fasse un truc ensemble » et on est tombé sur ces BD. Nous ce qui nous intéressait c’était le détournement, et ces BD ont l’intérêt d’être accessibles dans une quantité vraiment monstrueuse, c’est vraiment un matériau assez intéressant et assez abondant. Pour nous c’était du pain béni !

L. V. :  Donc vous restez sur le domaine de la bande dessinée, vous n’avez pas d’autres projets ?

E. M. : Oui, pour l’instant c’est la bande dessinée. On réfléchit. On a fait le tome 2 du Petit guide de l’effondrement qui a vraiment pas mal marché, et on nous a proposé de faire au début d’un spectacle, une espèce de carte blanche dans un théâtre. Ça s’est passé au moment du covid-19 et c’est un peu tombé à l’eau. Mais nous réfléchissons à des lectures : il n’y a pas longtemps on a fait une conférence à Paris à La Recyclerie avec des lectures animées. En fait on lit des extraits et des chansons (on joue la chanson au ukulélé et on fait tout avec bruitage avec la bouche et des petits objets), c’est marrant. Et là, on réfléchit à faire une web série sur un format très court 2-3 min en reprenant un peu la lecture, en animant de manière assez simple les vignettes pour faire des animations et jouant sur les bruitages. [Il montre une page de la BD sur laquelle des bisounours écoterroristes veulent détruire la société de consommation] On l’a chanté et en animation je pense ça passera pas mal aussi !

Petit guide pratique, ludique et illustré de l’effondrement, Emile Bertier et Yann Girard

L. V. : Est-ce que vous arrivez à en vivre ?

E. B. : On arrive à en vivre parce qu’on a un système de de fonctionnement assez particulier. En gros on écrit nos BD, on les édite nous-mêmes, en passant par le financement participatif pour récolter les fonds. Donc quand on écrit une BD on fait une campagne sur une plate-forme qui s’appelle Ulule (équivalent de Kickstarter), c’est de la pré-commande en ligne : on présente le projet en ligne, les gens peuvent précommander les BD et nous ça nous permet de les vendre sans intermédiaire. Nous, ça fait sept BD qu’on fait donc on a une espèce de pool de gens qui nous suivent qui commence à être important et donc là-dessus on arrive à gagner un peu de sous. Ensuite avec cet argent là on imprime les BD, éventuellement selon le nombre qu’on en a vendu on peut déjà récupérer un peu de sous, puis ça part dans le circuit classique des ventes en librairies.

L. V. : Vous prévoyez de continuer ?

E. B. : Tout à fait ! On a pas mal de projets et on s’ouvre à éditer d’autres gens, comme Gil [alias Infographiste, présent également au Salon de la BD à Vauban] qui fait du détournement comme nous. Lui il est sur des vieilles gravures, des vieilles peintures, et depuis peu il se met à récupérer des photos sur la Library of Congress des États-Unis, qui est une énorme base de données de librairie de photos depuis le tout début de la photo (milieu XIXème) jusqu’à assez récemment. Et là on édite d’autres gens maintenant qui font de la bande dessinée, des gens qui qui ne sont pas des usurpateurs, qui dessinent pour de vrai.

L. V. : Est-ce qu’en tant que lecteur, vous avez des bandes dessinées préférées ?

E. B. : [Rires] Question piège ! Il se trouve que je n’ai pas une très grosse culture BD, donc je vais dire des trucs assez classiques. Comme tout le monde lu des BD quand j’étais jeune, donc comme tous les gens de ma génération j’ai vu Lanfeust [de Troy, ndlr], j’ai lu Thorgal, parce que ça traînait dans des placards chez moi, j’ai lu Astérix parce que c’est intemporel. Et aujourd’hui qu’est-ce que je lis comme BD ? Je citerai L’Arabe du futur, qui a un truc qui m’a quand même bien plu, ou Brecht Evens qui fait des bandes dessinées assez perchées (Les Rigoles qui a un truc assez chouette, assez onirique et surtout graphiquement extrêmement beau), j’aime bien Pedrosa qui fait des choses un peu introspectives comme Portugal, ou une autre qui s’appelle Les Equinoxes. Et j’adore Infographiste [présent durant l’interview] qui est probablement le plus talentueux de de tous nos jeunes belges !