
A l’occasion du Premier Salon de la Bande dessinée (15-20 novembre 2021) au sein du Lycée Vauban, nous avons eu la chance d’interviewer Sandrine Martin, scénariste et dessinatrice de bandes dessinées, et autrice du roman graphique « Chez toi ».
Instagram : @sandrinemartin_illustration
Leonor V. : Bonjour Sandrine Martin, vous êtes la dessinatrice du roman graphique « Chez toi ». Comment est née l’idée du roman graphique ?
Sandrine Martin : Ce roman graphique est né d’une rencontre : j’ai rencontré Vanessa Grotti qui est anthropologue et qui travaille sur les femmes enceintes migrantes. Pour cette étude, elle a travaillé spécialement en Europe et a décidé de monter une équipe de différentes chercheuses. Il y en avait une à Melilla, qui est une enclave espagnole au Maroc, une à Lampedusa et une à Athènes avec laquelle j’ai particulièrement travaillé. Cette étude m’a particulièrement inspiré parce que Vanessa étudie non seulement la population des femmes enceintes migrantes, qui n’est pas beaucoup étudiée, donc c’est important de relever des chiffres, d’avoir des données pour bien connaître la situation de ces personnes, mais aussi le personnel soignant, c’est-à-dire les sages femmes et les gynécologues qui font le suivi de soins. Cette problématique là, de cette relation de soins m’a permis de développer deux personnages dans ma bande dessinée. Donc c’est vraiment la rencontre de ces femmes qui est au cœur de l’histoire.
L. V. : Il y a un rôle très important de l’identité dans le livre. Comment le percevez-vous de votre point de vue ?
S. M. : Pour moi, c’était vraiment ce couple des deux personnages l’un en face de l’autre qui était important et qui déclenchait la dynamique de l’avancée du récit. J’avais vraiment envie de développer ces deux personnages ensemble, c’est un peu comme si elles partageaient une même âme. Elles ont plein de points communs, même si elles viennent d’horizons complètement divers et de cultures différentes. Il y avait vraiment cette question d’identité puisqu’elles sont identiques et bien sûr avec les problématiques de migration aujourd’hui, la question de l’identité elle est cruciale parce que suivant la carte d’identité qu’on a, on peut se déplacer librement en Europe ou pas. Donc Mona, elle, est coincée à Athènes alors qu’elle veut aller à Berlin, parce qu’elle vient d’un autre pays et qu’elle n’a pas encore accès au statut de réfugié.
L.V. : C’est étrange puisqu’à un moment elle a la carte d’identité de son amie dans les mains et c’est un moment où elle envie même son identité…
S. M. : Je sais que moi c’est souvent quelque chose que je fais quand je rencontre des gens, c’est à dire que je vais me mettre dans leur peau ou je vais me dire « Ah j’aimerais bien être à la place de cette personne… ». Et là en fait ça se passe dans les deux sens : Mona va envier le quotidien de Monica qui a une maison, qui est installée et qui travaille, qui a une fille, et dont le quotidien semble rose de l’extérieur. Mais pareil, Monica va envier Mona parce que sa relation de couple n’est pas particulièrement au beau fixe, et elle voit que Mona a une relation très étroite avec Souleymane, son mari. Donc il y a vraiment ce jeu de miroirs entre les deux femmes, cette identification qui je pense est assez naturelle, cette idée de se projeter dans la vie de quelqu’un, dans son quotidien. C’est quelque chose qu’on peut tous faire.
L. V. : Pensez-vous que votre livre a un pouvoir ou qu’il y a une forme de conséquence sur les personnes qui le lisent ?
S. M. : Il y a eu une étape avant le livre : c’était un web comics qui est sur Internet. Le but à ce moment-là c’était de vulgariser le travail des chercheuses, parce que c’est un travail scientifique très rigoureux et qui est restitué de manière universitaire. Elles écrivent une espèce de somme de leurs travaux avec beaucoup de notes, beaucoup de renvois, donc c’est quelque chose qui n’est pas facile à lire. Alors qu’une bande dessinée c’est un récit, on prend vraiment le lecteur par la main. L’idée c’était de transmettre la somme de leurs observations d’une manière un peu plus facile à lire, et au-delà de ça c’était bien transmettre les informations sur ce que vivent ces personnes, émouvoir le lecteur, et lui donner à réfléchir.
L. V. : Quel est votre rapport au dessin ?
S. M. : Mon rapport au dessin en général ou dans ce livre ? Alors en général, j’ai découvert le dessin assez tard, quand j’avais 17 ans. C’était vraiment par hasard parce que dans ma famille, c’est mon frère plus jeune qui dessinait donc c’était lui le dessinateur, moi je ne dessinais pas. Un jour j’ai pris quand même un cours de dessin parce que ça m’attirait un petit peu et j’ai appris à dessiner d’après le réel. C’est quelque chose qui m’a vraiment beaucoup plu d’observer, de de me poser là, d’être un peu en retrait mais de de participer quand même. Je me souviens que dans mes études d’arts appliqués, j’étais complètement fana de faire des croquis tout le temps, c’était vraiment une posture qui m’allait bien : un petit peu en retrait mais qui participe en regardant. C’est pour ça que j’ai eu envie de continuer de faire des livres, pour être dans ce rapport avec le dessin, que je trouve très agréable.
L. V. : Il y a quand même un dessin assez particulier qui se détache un petit peu des autres bandes dessinées, puisque tout est fait aux crayons de couleur . Certaines couleurs sont plus exploitées que d’autres, comme le bleu et le rouge. Ce sont des choix particuliers qui ont un sens ?
S. M. : Moi j’aime bien utiliser la couleur comme ça, parce que je n’ai pas envie d’y réfléchir de manière réaliste. J’aime bien avoir une gamme restreinte, ce qui me permet quand même de représenter le réel même si les plantes ne sont pas vertes mais bleues. Et je joue aussi avec tout ce que ramènent les couleurs, leur code émotionnel ou symbolique. Le bleu peut être utilisé pour faire les décors parce que c’est une couleur assez calme, et le rouge peut être là pour souligner des moments plus forts émotionnellement. Même si j’ai seulement deux couleurs et un peu plus de noir, je peux les mixer pour avoir vraiment toutes les teintes du plus clair au plus foncé.
L. V. : C’est vous qui faites tout le travail de dessin et de scénario ?
S. M. : Oui, j’ai fait d’abord le scénario. Pour ce projet particulièrement, j’avais déjà une version du web comics, mais qui n’était pas aussi poussée que le scénario du livre. On rentrait moins dans le quotidien des personnages et dans leur intimité, donc j’ai vraiment retravaillé complètement le scénario. Et une fois que j’avais mon histoire entière, je l’ai découpée et mise en image.
L. V. : C’est un travail qui représente à peu près combien de temps ?
S. M. : Pour ce projet-là, entre le moment où j’ai rencontré Vanessa Grotti et son équipe et le moment ou la bande dessinée est sortie, il s’est passé quatre ans. Mais j’ai fait d’autres choses entre-temps, comme des commandes d’illustration pour la presse ou l’édition, donc je ne saurais pas dire exactement le nombre d’heures que j’ai passé sur « Chez toi ».
L. V. : Est-ce que vous sentez concernée par d’autres problématiques actuelles, comme celle des femmes enceintes dans l’immigration ?
S. M. : Souvent mes personnages ce sont des femmes parce que j’ai envie de parler de problématiques féminines, donc ça m’intéresse vraiment. Et en ce moment je travaille plus sur l’idée de la santé mentale et des émotions. Qu’est-ce qu’on fait avec nos émotions ? D’où viennent nos émotions ? C’est ce qui m’occupe aujourd’hui, mais il y plein de sujets qui m’intéressent.
L. V. : Vous vous adressez au même public pour les différents projets ?
S. M. : C’est plutôt le public qui va choisir, je pense. C’est assez nébuleux, je fais ce que j’ai envie de de faire et la rencontre avec le public elle se fait ensuite. On découvre alors son vrai public.
L. V. : C’est intéressant justement de rencontrer des gens qui ont lu votre livre et qui vous en parlent ? C’est votre travail quand même !
S. M. : Oui, c’est super intéressant. Par exemple cette semaine, j’étais au lycée Vauban et ce sont des moments où j’ai presque l’impression d’en apprendre plus que les gens qui me lisent. J’ai notamment fait la rencontre du professeur, Mathieu Servanton, dans le cours de sciences politiques [spécialité hggsp] et c’était très enrichissant pour moi, parce qu’il avait une approche très didactique du sujet en lien avec son cours. Il a donné des éclairages qui peuvent me servir à moi-même, au niveau personnel et pour parler de cette bande dessinée. Il y a des choses comme ça qui font que c’est super d’aller dans les classes et de parler avec les élèves, d’avoir des retours, de sentir que le message passe.