Après avoir rencontré les élèves de seconde, ALETHEIA a interviewé Jean Portante, à propos de l’écriture et des thèmes de son ouvrage « Frontalier » sélectionné pour le Prix Vauban 2023.

Pourquoi le titre Frontalier ?
Jean Portante: Oh là, il y a beaucoup de réponses. D’abord parce qu’au Luxembourg, « frontalier » veut dire quelque chose de très précis. Il désigne des personnes qui habitent en France, en Belgique ou en Allemagne qui viennent travailler au Luxembourg. On les appelle des frontaliers. Il y a 200 000 personnes qui franchissent la frontière, chaque jour, pour une population luxembourgeoise de 600 000 habitants. Du jour à la nuit, nous passons de 800 000 personnes à seulement 600 000. Mais la signification de ce terme s’élargit et évoque toutes les frontières possibles, parce qu’entre les pays, il y a des frontières, il y a des frontières entre hommes et femmes, il y a des frontières entre enfants et parents, il y a donc la frontière. C’est quelque chose d’assez général et j’essaie, donc, de mélanger tout cela avec un fil qui est celui du frontalier, qui est dans sa voiture, qui vient de France, travailler en Luxembourg. Le deuxième élément, c’est que dans le mot « frontalier », il y a le mot « front ». Mais « front » c’est aussi la guerre : on sait que les frontières bougent. Si on perd ou si on gagne la guerre, on le voit en Ukraine, si on gagne, on prend un morceau. Le Luxembourg est né comme cela ; la France et tous les pays sont nés comme ça. Donc la frontière, c’est quelque chose d’artificiel, ce n’est pas naturel. C’est parce qu’on a perdu ou gagner une guerre. On met une barrière, on dit là c’est l’étranger, et, ici c’est chez nous, et, moi, je trouve que cela c’est absurde, puisque l’humanité est une. Nous venons tous du même endroit : d’Afrique, d’ailleurs l’humanité est née en Afrique, puis elle s’est répandue. Et donc, c’est absurde de mettre des frontières ou pire des murs, des barbelés et c’est d’autant plus absurde parce que, parfois, la frontière empêche d’entrer et, parfois, elle empêche de sortir. Il y a des pays qui ne laissent pas sortir et des pays qui ne laissent pas entrer si les papiers ne sont pas en règle. C’est donc toutes ces problématiques que j’ai essayées de mettre dans ce titre Frontalier.
Est-ce qu’il y a une phrase que vous trouvez importante dans votre livre ? Ou même plusieurs ?
Oui, il y en a mais elles sont toutes importantes, sinon je ne les aurais pas mises. Un écrivain doit toujours être sûr que chaque mot compte. Donc, si on n’écrit pas tout de suite comme ça, il faut enlever tout ce qui n’est pas important. Au début, mes livres sont beaucoup plus longs mais quand on écrit, petit à petit, ils deviennent plus courts. Frontalier, au départ faisait le triple du volume. Puis, j’ai enlevé, enlevé, enlevé ce qui n’était pas essentiel. Et ce qui reste, c’est vraiment le noyau essentiel. A l’intérieur de ce noyau, je ne sais pas si c’est la plus importante, mais celle que j’ai retenue, c’est « entre mot et mort erre une consonne essoufflante« . Parce qu’entre mot et mort, il y a une consonne, le R qui correspond à ce mot « erre ». Donc de nouveau, comme le font les migrants qui errent d’une frontière à l’autre. Donc, c’est une phrase que j’aime beaucoup mais il y en a aussi une autre. Maintenant, il y a des murs partout et j’ai écrit « même la mer est devenue un mur« . La Méditerranée est devenue un mur et beaucoup de gens meurent pendant la traversée. Il y a au moins 15 à 20000 personnes qui sont déjà mortes dans la Méditerranée pour venir chez nous. Le bateau coule. Et donc j’ai écrit « mère », « mur », les mêmes consonnes mais une seule voyelle change et c’est la mort. Voilà, donc les phrases que j’ai retenues. Oui.
C’est effectivement très beau. Est ce que vous pouvez nous parler aussi de votre parcours?
Jean Portante: Oui, mais il est long. J’ai 73 ans donc ça fait 40 ans que j’écris. J’ai commencé en 1983 avec de la poésie. J’ai toujours continué la poésie. A peu près tous les deux ans, je publie un livre. Et puis est venu le roman. Puis le théâtre quand je travaille, je fais les trois choses parallèlement. Je m’assois et je commence peut être avec un poème, quand je sens qu’il n’y a plus rien à ajouter, je passe au roman, si cela ne donne rien, je prends le théâtre. Donc ce qui fait que j’écris, presque toujours, tout en même temps. En fait, quand j’ai fini, trois livres sont finis et vont alors sortir presque en même moment. Je peux raconter une petite anecdote. J’étais professeur de littérature française à l’Athénée et, en avril 1983, en rentrant chez moi, j’avais un gros paquet de copies à corriger, mais au lieu de corriger, je ne sais pas pourquoi, j’ai pris un cahier et j’ai commencé à écrire. Cela a donné un vers, un deuxième vers, c’était un poème. Deuxième poème jusque tard dans la nuit. Je n’avais pas corrigé. Le matin, j’appelle l’école et j’ai dit que j’étais malade et que je ne pouvais pas venir. Je me suis dit alors, tu peux corriger maintenant calmement les copies. Mais non, il s’est passé la même chose le jour suivant, j’ai rappelé encore une fois l’école, j’ai dit que j’étais malade et que je ne pouvais pas venir. Le troisième jour, je ne pouvais plus parce qu’il fallait avoir un certificat médical, même un prof en a besoin. Je suis, donc, retourné à l’école car je savais que je n’allais pas y rester. Il fallait que j’arrête parce que l’écriture était en train de manger tout mon temps. C’est comme ça que cela a commencé. Et donc en juillet, quand les cours se sont terminés, j’ai donné ma démission et je suis parti.
Est-ce la première fois que vous écrivez un livre avec des slashs comme ponctuation ?
Jean Portante: Oui, c’est la première fois. Ce livre est un trois en un, c’est comme les shampoings. Donc oui, je voulais faire un livre entre les gens, sans frontières parce que c’est le thème du livre, et le livre lui-même est par sa forme abolit des frontières puisque c’est, à la fois un long poème, mais cela peut aussi se lire comme un roman avec des personnages ou comme une pièce de théâtre. D’ailleurs, cela a été joué au Luxembourg. Mais si je n’avais pas mis les slashs, on n’aurait pas remarqué que c’est aussi un poème. Et donc les slashs correspondent aux vers. Avant, on avait Victor Hugo et, avec lui, des vers métriques comme l’alexandrin qui comprend douze syllabes. Alors qu’aujourd’hui, avec les vers libres, on ne sait plus quand ils finissent. Donc, chacun le fait à sa façon. Certains vers sont plus longs et d’autres sont plus courts. Donc pour Frontalier, j’ai calqué le rythme sur ma propre respiration, et je mets un slash quand je n’ai plus de souffle. Voilà, à peu près, l’histoire du slash.
Allez-vous écrire un prochain livre ?
Jean Portante: Oui, j’en ai actuellement trois en chantier. Donc, il y a un recueil de poèmes qui est presque fini et qui aura comme titre La Panthère parfumée. Ce n’est pas inventé, ça vient d’un très grand écrivain italien, Dante. Et pour lui, la panthère parfumée, c’est la poésie. Il dit qu’avec les mots, on ne peut pas l’attraper. Mais on sait qu’elle est là parce qu’elle laisse son parfum. Donc, c’est sur cette idée que joue tout le livre. Des choses de la vie que nous n’arrivons pas à saisir, mais on sait qu’elles sont là. Cela peut être un amour, ça peut être beaucoup, beaucoup de choses. Donc tout le recueil, sert à ça. Puis j’ai ma pièce de théâtre. Le titre est provisoire : Innocences. J’ai cherché quatre personnages innocents qui ont subi quelque chose qui n’est pas très joli. Cela rappelle le roman d’un auteur italien, Gabriele d’Annunzio, l’Innocent, qui raconte l’histoire d’un couple, mais un couple qui ne s’entend pas bien. Et puis naît un enfant. Et bon, celui là, il n’a rien fait, il est innocent. Je vais vous dévoiler des éléments importants de l’histoire. En fait, cet enfant sera sacrifié dans l’histoire, il va mourir, il sera mis sur un balcon en hiver et il va mourir de froid. C’est souvent comme ça. Et le cas le plus emblématique vient de la mythologie grecque avec Iphigénie. Le roi va sacrifier sa propre fille qui s’appelle Iphigénie. Quand les Grecs partaient faire la guerre dans la ville de Troie contre les Troyens, ils avaient un rituel : il fallait toujours sacrifier aux dieux quelqu’un pour que les dieux leur soient favorables et qu’ils puissent gagner la guerre. Il y a beaucoup de pièces de théâtre sur ce thème. Je viens aussi de terminer Une dernière fois, la Méditerranée, un roman qui clôt une suite de trois livres, une trilogie sur les migrations et je commence un cycle nouveau de trois romans sur l’oubli et la mémoire. Cela traite de quelqu’un qui a perdu la mémoire et qui ne sait même pas la reconstruire. Il y a deux possibilités soit on en perd l’avant à cause d’un choc, soit on perd l’après. C’est à dire qu’on ne peut se souvenir des choses que l’on vit plus de dix minutes. Et puis ça disparaît dans dans l’oubli. On appelle cela une amnésie antérograde, c’est l’impossibilité de fixer de nouveaux souvenirs. Mon personnage va vivre cette vie et et nous allons découvrir comment il doit s’organiser et comment les autres, qui sont autour de lui, vont faire partie de la construction du personnage.
Photo : Vauban
