Marie Bardiaux-Vaïente : « J’ai besoin de parler de l’injustice ».

À l’occasion du salon de la bande dessinée « Vauban dans les bulles », l’historienne et scénariste Marie Bardiaux-Vaïente est venue au lycée Vauban les 14 et 15 novembre 2025. Elle a accordé une interview à ALETHEIA.

Valentina V. : Pouvez-vous parler brièvement de vos débuts en tant que scénariste ?

Marie Bardiaux-Vaïente : Avant de devenir officiellement scénariste en 2010, j’avais une maîtrise d’histoire et j’ai repris mes études après la naissance de mon troisième enfant parce que j’estimais que je n’avais pas fini mon cycle d’études. J’ai donc fait un master 2 et ma thèse de doctorat. En 2010, pendant mon master 2, alors que j’étais « petite main » de scénaristes, j’ai signé mon premier contrat conjointement, avec Thierry Gloris en co-scénario. Mais, dès 2013, j’ai fait La Guillotine pour la Revue Dessinée, qui était vraiment un projet personnel, donc j’ai vite signé toute seule.

Marie Bardiaux-Vaïente lors de sa venue au lycée Vauban le vendredi 14 novembre 2025.

Valentina V. Vous êtes doctrice1 en histoire contemporaine et politique depuis 2015. Vos bandes dessinées sont souvent liées à des thèmes historiques et politiques majeurs. Conciliez-vous votre travail d’historienne avec celui de scénariste, et, si oui, comment y parvenez-vous ?

Marie Bardiaux-Vaïente : Oui, et c’est même plus large que cela. Je dis régulièrement que j’ai réussi à créer mon activité, c’est-à-dire que j’estime que je suis une militante politique avant tout, et, située depuis cet endroit-là, je fais d’autres choses. Lorsque j’ai repris mes études, les professeurs d’histoire de ma faculté me proposaient beaucoup d’autres choses parce qu’ils avaient compris que c’était plutôt cela qui m’intéressait. Ils me disaient : « Prenez une petite histoire, comme celle d’un pendu dans le Sud-Ouest ou d’un guillotiné. » Et je me disais qu’ils n’avaient rien compris. Je voulais comprendre les mécanismes qui arrivaient au schéma abolitionniste et à l’interdiction de la peine de mort, quelque chose qui n’avait jamais été fait, et mes professeurs n’en revenaient pas, parce que c’était tellement évident que cette évidence n’avait pas été travaillée, traitée. Mais c’est parce qu’en tant que militante, j’ai besoin de saisir comment on peut faire bouger les choses. Donc j’ai effectué ma thèse en résonance avec cela. Et depuis que je fais de la bande dessinée, j’ai pu avoir certaines propositions où j’essayais de me contraindre à faire autre chose, mais je n’y parviens pas, parce que je ne peux pas parler d’autre chose. Certaines personnes parlent uniquement de l’identité, des luttes sociales. Moi, j’ai besoin de parler de l’injustice. C’est vraiment cela qui me meut du matin au soir. En revanche, c’est très large, donc je continue un peu de faire de la recherche de façon indépendante sur le thème de l’abolition universelle, je me tiens en tous cas extrêmement informée et écris de temps en temps des articles, sur les questions féministes et sur les luttes dans mon métier. Comme personne ne le fait, j’estime que la mémoire des luttes collectives et notamment des luttes féministes doit être écrite, sinon elle se fait très rapidement approprier et récupérer par les hommes, et je le vois sur des luttes que nous avons menées en bande dessinée. Donc, je peux écrire des articles là-dessus, c’est de l’archivage, c’est raconter notre mémoire. Mais, disons que dans ces activités-là, on me paye par moments, lorsque je fais des albums de bande dessinée. Mais pour moi, c’est la seule différence avec le reste. Et puisque ma carrière dans la bande dessinée, même si je n’aime pas ce mot, fonctionne bien en ce moment, ami scénariste m’a dit un jour : « C’est le bon moment pour que tu publies plus de bandes dessinées, parce que tu es visible, donc il faut que tu gagnes du temps : milite moins. » Je l’ai regardé et je lui ai dit « Tu n’as rien compris ! ». Si je milite moins, je n’ai plus rien à écrire, parce que je n’ai plus d’écho de quoi que ce soit. Et je lui ai dit : « Toi, tu es un scénariste de bande dessinée, et moi je suis une activiste politique qui fait de la bande dessinée. » Cela n’a rien à voir, c’est tellement poreux.

Valentina V. : Justement, pourriez-vous explorer ces thèmes à travers un autre format que la bande dessinée ?

Marie Bardiaux-Vaïente : Oui, parfaitement ! J’adore la bande dessinée. Tant que j’aurai cet émerveillement quand je reçois des planches, même si je découpe case à case et que je suis vraiment très technique, que j’ouvrirai mon ordinateur et que je verrai les planches de bande dessinée arriver, et que j’écrirai cette histoire, ce qui me surprend toujours autant, je continuerai. J’ai cinq ans lorsque je reçois les planches, je suis vraiment émerveillée. Tant qu’on est dans l’émerveillement face à quelque chose, ce sont des endroits très sensibles liés à l’émerveillement de l’enfance, et il faut garder cette fraîcheur-là et ces élans-là. Donc, tant que j’ai cela, je sais que je suis à ma place en faisant de la bande dessinée. Le jour où je n’ai plus cela, où je m’ennuie, c’est qu’il faut que je me déplace.

Valentina V. : Votre thèse de doctorat est intitulée Histoire de l’abolition de la peine de mort dans les six pays fondateurs de l’Union Européenne. Votre intérêt et votre engagement pour l’abolition universelle ont-ils une origine particulière ?

Marie Bardiaux-Vaïente : C’est une question que l’on me pose souvent, et cela fait des années que je me la pose sur des étapes. Je me rends compte que ces étapes sont bien sûr marquantes, mais si d’autres les avaient vécues, ils n’en auraient pas fait la même chose. Donc, j’ai pris le parti de dire « Je suis comme ça ». On l’accepte ou pas, et je comprends qu’on puisse ne pas le comprendre. J’ai accepté qu’on puisse ne pas comprendre cela chez moi, du moment qu’on m’accepte entière avec cela, qu’on ne me dégage pas de cela, parce que ça ne serait pas possible. Je peux vraiment tout arrêter pour cela. J’ai accompagné de façon extrêmement aigüe deux grandes mobilisations dans ma vie pour des condamné.e.s ; en 2015 par rapport à Serge Atlaoui2 et en 2022 par rapport à Melissa Lucio3. J’arrête tout dans ces moments-là. En 2015, je terminais ma thèse, cinq ans de vie acharnés avec trois enfants en bas âge à la maison, travaillant à mi-temps comme professeure des écoles et avec de la bande dessinée à côté, c’était très intense. Cela n’avait plus aucune importance par rapport à mon combat, qui surplombe tout dans ces moments-là. Cet état-là n’est pas constant chez moi, mais quand il arrive, je peux tout abandonner, et je dis « tout » parce que mes enfants en sont conscients, même s’ils restent mes enfants ! Mais ils sont conscients que dans ces moments-là, mon temps d’occupation, mon urgence est d’aider à sauver une vie parce qu’il y a une date d’exécution, qu’il faut s’en occuper tout de suite et que le compte à rebours tombe. Tout ce qui n’est plus de l’urgence par rapport à une vie humaine passe après dans ces moments-là. Et je ne m’intéresse que très peu, même si je sais de quoi sont accusés Serge Atlaoui et Melissa Lucio, à la question de leur culpabilité ou de leur innocence. Ce n’est pas mon problème, je me suis engagée là-dedans.

Par rapport à l’origine de cet engagement, je suis née en 1975 et ma maman militait pour l’élection de François Mitterrand en 1981. J’ai le souvenir, puisqu’elle militait, de mettre des papiers dans les boîtes aux lettres, je le disais comme cela. À ce moment-là, elle m’a parlé de l’affaire Christian Ranucci, qui a été très marquante en France, même si Ranucci n’est pas le dernier exécuté mais l’antépénultième, ce qui a engendré l’oubli total des deux derniers exécutés, quelque chose de terrible aussi. Et ma maman, je ne sais plus comment parce que j’étais très petite, m’a dit, dans ces moments-là : « Cela n’arrivera plus ». Donc, je sais qu’on m’a parlé de cela en premier, et j’ai compris que c’était très important. Il y a eu d’autres étapes vraiment éducatives, parce que c’était un sujet dans l’éducation de ma mère. Donc, j’étais une enfant abolitionniste, même si je ne me disais pas abolitionniste, mais je savais que la peine de mort était abolie et que c’était bien. Et quand j’étais adolescente, je savais à peu près qui était Robert Badinter, mais j’ai vu un documentaire, en tous cas une séquence où il s’exprime à la télévision. Et je suis tombée sur le passage où il dit que même à Nuremberg, il ne fallait pas exécuter les accusés. Je connaissais un peu son histoire, je savais qu’il était juif, que son père avait été déporté et qu’il avait été victime de la Shoah. Et je me suis dit que si cet homme était capable de dire cela, l’abolition de la peine de mort ne pouvait être qu’un absolu. Je ne me le suis probablement pas dit avec ces mots-là, j’avais quinze ans, mais à ce moment-là, adolescente, j’ai su que j’étais pour l’abolition universelle. C’était évident, puisque cet homme-là était devenu l’exemple de cela. Si lui le dit, on ne peut pas dire autrement, parce qu’il est marqué dans sa chair et a été orphelin. J’ai aussi vu, lorsque j’avais onze ou douze ans, et je me souviens bien du moment, le film Le pull-over rouge de Michel Drach. Donc, il y a des étapes, et j’en ai un souvenir précis. Mais beaucoup d’autres choses ont traversé ma vie, donc pourquoi plus ces étapes qu’autre chose ? C’est comme ça.

Valentina V. : Pensez-vous que l’abolition universelle est un objectif utopique ?

Marie Bardiaux-Vaïente : Non, pas du tout. Je pense que cela arrivera. Je pense aussi que l’espace politique européen est unique pour cela, l’espace géographique européen ne l’étant pas puisque la Biélorussie n’a pas aboli la peine de mort. Je regarde de près ce qu’il se passe en Afrique, et je pense que le deuxième continent qui abolira la peine de mort sera l’Afrique. Il y a bien sûr des reculs, parce qu’il y a Donald Trump aux États-Unis, parce qu’il y a Vladimir Poutine… Cela s’observe aussi avec Israël, qui veut remettre la peine de mort, ce qui va à l’encontre des fondements même de la construction du pays d’Israël et du judaïsme, qui est structurellement le seul monothéisme abolitionniste. Donc, nous sommes dans un moment de reflux, comme sur les droits des femmes et beaucoup d’autres sujets, mais je sais que l’abolition universelle n’est pas du tout utopique. Je ne dis pas que je la verrai de mon vivant, mais je sais que ce n’est pas utopique. Il n’y a pas d’autre solution pour que l’on sorte de la violence.

Valentina V. : Vous parlez d’une période de recul pour les droits des femmes. En tant que scénariste féministe et engagée, que pensez-vous de la situation actuelle, notamment la situation relative au droit à l’avortement et la montée en puissance du masculinisme ?

Marie Bardiaux-Vaïente : Concernant le masculinisme, depuis des siècles, les femmes sont opprimées, tuées, violées, battues, et le virilisme et le masculinisme ont toujours existé. Donc, le fait de nommer ce phénomène par un mot, « masculinisme », est une avancée parce que c’est une reconnaissance que ce mouvement va contre les femmes et les minorités de genre. Mais effectivement, quand je vois des sondages sur les adolescents garçons ou les jeunes hommes, il y a tout de même un côté déprimant ! Je milite beaucoup dans la bande dessinée, et il y a ce que l’on appelle le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme, créé en 2015. Il y a beaucoup d’agressions sexuelles de la part d’auteurs et souvent, lorsque les autrices viennent me parler sous anonymat, on imagine que les agresseurs doivent être des hommes de cinquante ans, et on se rend compte que l’on parle d’auteurs dans la trentaine actuellement. Cela ne s’arrête jamais, mais c’est une question de pouvoir, c’est parce qu’ils émergent, qu’ils ont un peu de pouvoir, donc ils se permettent de faire n’importe quoi, et c’est surréaliste. Quant à l’IVG, oui, effectivement, cela ne va pas du tout actuellement. C’est pour cela que j’insiste beaucoup sur l’inscription du droit à l’IVG dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne. C’est urgent. Et j’ai des limites sur la question de la constitutionnalisation de l’IVG en France. Il fallait le faire, mais disons que c’est une constitutionnalisation limitée, parce que ce n’est pas le droit, mais la liberté garantie, et que si on ne donne pas de moyens, la pratique ne suivra pas. Donc, si un régime autoritaire prend le pouvoir demain en France, admettons qu’ils conservent la Constitution, ils ne pourront pas revenir en deçà de la loi Veil de 1974, sauf qu’il y a eu énormément de progrès depuis. Et surtout, s’ils coupent tous les budgets, cela ne servira à rien, et on le voit en Italie. Néanmoins, c’est un élan qui peut être donné notamment aux autres Européennes pour réclamer un minima de droits sur ce terrain-là. Je reparle, parce qu’on les oublie souvent au profit de la Pologne, qui a un cas emblématique, de Malte et Chypre. Je ne sais pas si c’est parce que ce sont des îles lointaines, mais à Malte, il est absolument impossible d’avorter, c’est un délit a minima, c’est l’époque Bobigny. Même en cas de viol, d’inceste, de minorité, il est impossible d’avorter. Peut-être la vie de la mère, mais il faut le prouver… Et c’est très paradoxal car Malte est un pays assez progressiste sur les droits LGBT, qui a autorisé le mariage pour tous et toutes assez tôt. Mais ils ne veulent pas toucher à la situation sur l’avortement, c’est un sujet très chaud, donc c’est très curieux. Chypre est un pays très dur par rapport à l’IVG aussi, même s’il faut vérifier ce qu’il en est aujourd’hui. Mais ce sont deux États où la situation concernant l’avortement est encore plus dure que la Pologne, et qui sont toujours oubliés.

Marie Bardiaux-Vaïente lors du salon de la bande dessinée « Vauban dans les bulles », le samedi 15 novembre 2025.

Valentina V. : Dans vos bandes dessinées4, vous abordez des combats intrinsèquement liés au droit, notamment ceux de Gisèle Halimi et de Robert Badinter. Vous êtes-vous intéressée à l’histoire du droit et au lien qu’entretient le droit avec l’histoire moderne et contemporaine ?

Marie Bardiaux-Vaïente : Oui, notamment parce que lorsque j’ai fait ma thèse, j’avais une maîtresse de conférences en histoire du droit qui me suivait en plus du professeur d’histoire contemporaine. À dix-huit ans, je voulais faire de l’histoire, c’était sûr et je trouvais dans tous les cas le droit un peu lourd. Disons qu’au-delà de ma thèse, comme j’ai fait le livre sur le Conseil constitutionnel, par exemple, il y a un côté autodidacte chez moi sur le droit depuis plusieurs années. Je parlais des mécanismes, et s’il y a bien un endroit où ce ne sont que des mécanismes, où on tire un fil, c’est le droit. Donc, le droit me passionne mais lorsqu’il est lié à l’histoire.

  1. Appellation préférée par Marie Bardiaux-Vaïente ↩︎
  2. Citoyen français condamné à mort en Indonésie pour trafic de drogue. Les autorités françaises se battent depuis 2015 pour empêcher son exécution. ↩︎
  3. Citoyenne américano-mexicaine, première femme hispanique au Texas à être condamnée à mort pour le meurtre en 2007 de sa fille de deux ans, Mariah Alvarez, dont elle a été reconnue coupable.
    ↩︎
  4. Entre autres : bande dessinée L’abolition – Le combat de Robert Badinter (2019), illustrée par Malo Kerfriden et roman graphique Bobigny 1972 (2024), illustré par Carole Maurel (finaliste du Prix de la BD Fnac France Inter 2025) ↩︎

Valentina V.

Photographies : Valentina V.