À l’occasion d’une conférence au lycée Vauban le 10 février 2025, la philosophe, essayiste et conférencière française Julia de Funès spécialisée dans le domaine du travail a accordé une interview à ALETHEIA.

Carla R : Bonjour Madame de Funès, merci de nous accorder cette interview. Pour commencer cette interview : pour vous, qu‘est-ce qu‘être philosophe en 2025 ?
Julia de Funès : En 2025 ou il y a vingt-cinq siècles, pour moi la philosophie c‘est toujours la même chose, ça ne change pas à travers les années : il s’agit d’un exercice d‘esprit critique, de discernement qui essaye de voir la réalité sous un prisme différent, de prendre du recul, de ne pas commenter l‘actualité à chaud, ce que font beaucoup de « philosophes »dans les médias. Dans la tradition, on comparaît la philosophie à la chouette de Minerve parce que c‘est l‘oiseau qui prend son envol au crépuscule, une fois que les évènements de la journée sont passés. Pour moi, la philosophie doit prendre son envol, réfléchir, mettre en question les faits, les évènements une fois qu‘ils sont passés. Cela suppose un discernement supposant une technicité qui s‘apprend, notamment en études de philosophie, pour avoir tout un arsenal conceptuel à sa disposition pour décortiquer, autant que faire ce peu, la réalité. Le rôle du philosophe, c‘est d’apprendre à voir la réalité avec cette distanciation et cet esprit critique.
Carla R : Que pensez-vous de l‘émergence de l‘intelligence artificielle et du danger qu‘elle peut représenter, notamment dans le milieu professionnel mais aussi pour la philosophie ?
Julia de Funès : Alors, elle peut représenter un danger, elle peut aussi représenter une opportunité. Pour moi, c‘est le sujet de tout mon dernier livre, une vertu peut se retourner en vice et un vice peut se retourner en vertu : il n‘y pas d‘un côté le camp du bien et d‘un autre, le camp du mal. L‘intelligence artificielle crée énormément d‘opportunités dans le monde du travail ou de la philosophie, mais plus largement dans tous les secteurs, elle permet d‘humaniser les relations. Tout ce qui est totalement robotisé, procédural, automatisé, peut être fait par la machine et c‘est tant mieux parce que ce n‘est pas forcément digne d’un esprit humain. Il ne suffit pas d‘être un homme ou une femme pour être un humain, il faut encore faire preuve de réflexion. Je trouve que l‘opportunité de l‘intelligence artificielle permet justement de développer, de cultiver cela. Si je prends un exemple, faire confiance améliore l‘humain, augmente la personne, et cela une machine ne peut pas le faire. Cela oblige à établir aujourd’hui un management de la confiance et non pas un management du contrôle et de la procédure. L’IA représente donc une chance pour progresser du point de vue humain. Parmi les autres possibilités, on peut aussi avoir une réflexibilité sur ses propres actions, ne pas simplement appliquer les procédures, ne pas se soumettre à des process. Mais il y a aussi une menace, c’est que l’IA devienne une puissance autonome nous remplaçant sur tout mais c’est à nous de savoir ce qu’on veut de l’IA, c’est un outil humain, un produit humain. Donc, soit on en fait une puissance autonome qui nous remplace sur tout, soit on en fait un outil à notre service. Pour moi c’est une question de volonté et de responsabilité humaine. Il n’y a pas de fatalité, je ne vois pas l’IA comme un monstre froid qui nous tombe dessus. L’homme a toujours eu peur que ses créations deviennent des créatures qui le dépassent mais cela ne s’est jamais produit. C’est à nous de mettre des bornes éthiques sur les usages de l’IA.
Carla R : Dans Socrate au pays des process, vous décrivez une société régie par des procédures et où la place de la philosophie s’amenuise. Au regard de cela, pensez-vous que la philosophie est en danger ?
Julia de Funès : Je ne pense pas que la philosophie soit en danger. Elle a trois mille ans, vingt-cinq siècles : si elle résiste, c‘est que c‘est une vieille dame bien solide qui apporte des choses que d‘autres disciplines n‘apportent pas. En revanche, elle est menacée par différentes choses comme les procédures. Il ne s’agit pas de dire qu‘un organisation humaine, une école, une entreprise, peut vivre sans procédures : ce serait complètement absurde. Ce n’est pas non plus une critique de la procédure en tant que telle mais du surdosage procédural : quand le process prend le pas sur le sens de la situation. Le sens de la situation, c‘est la réflexion, l’esprit, le travail philosophique qui le donne. Quand le process prend le pas sur le sens, c‘est là qu‘on tombe dans l‘absurde : c‘est de faire d‘un moyen une finalité à part entière. La procédure est nécessaire mais elle doit toujours être seconde par rapport au sens de la situation. Il y a des exemples historiques qui montrent que quand le process est devenu la priorité sur le sens d‘une situation, l’homme a été capable du pire. Je pense notamment à Eichmann, l‘officier d‘Hitler, qui justifie l’industrialisation de la mort en disant : « J’ai appliqué les procédures. Je ne pouvais pas faire autrement ». C’est historiquement faux : Eichmann avait un dessein très clair mais c’est un exemple historique frappant qui montre à quel point la loyauté aveugle aux procédures peut conduire au pire. La philosophie c’est toujours être vigilant de ses évidences et notamment dans les réflexes d’appliquer les procédures parce qu’il est bon de les appliquer. Encore une fois, il ne s’agit pas de dire qu’il ne faut pas appliquer les procédures, ce n’est pas mon message. Il faut les appliquer mais toujours en se posant la question du sens de ce qu’on fait : la réflexivité et le sens doivent être premiers et la procédure seconde. La philosophie n’est donc pas menacée parce qu’elle pose la question du sens mais il faut demeurer vigilant.
Carla R : Peut-on appliquer toutes les remarques que vous faites au sujet du monde de l’entreprise au monde académique et scolaire ?
Julia de Funès : Je pense qu’on peut les appliquer dans le monde académique que ce soit les administrations publiques, les écoles, collèges ou lycées. Ce ne sont pas tout à fait les mêmes problématiques mais on retrouve les mêmes travers que ce soit dans le privé ou le public : l’absence de sens quand bien même un lycée ou un collège doit transmettre et éduquer nos enfants. C’est exactement comme dans une entreprise où beaucoup se posent la question du sens de leur métier. La question des procédures est, elle aussi, très présente dans les organisations publiques comme dans les organisations privées. Le problème de l’IA se posera également dans le public comme il se pose dans le privé. Chaque secteur a ses spécificités mais tous sont touchés par les tendances du monde du travail aujourd’hui.
Carla R : Vous décrivez également les dérives de ces fausses bonnes idées mises en place avec de bonnes intentions. N’y en a-t-il pas qui fonctionnent réellement ?
Julia de Funès : Je ne m’oppose pas à ces bonnes intentions mais je veux dire qu’à un moment elles peuvent basculer en vice. Comme on dit, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Par exemple, la diversité et l’inclusion sont de très bonnes initiatives: personne ne peut être opposé à la diversité et à l’inclusion que ce soit dans les lycées, les collèges ou les entreprises. Mais quand au moment de la mettre en place, on réduit l’inclusion à un échantillonnage de catégories identitaires dans le sens où on veut cet élève là parce qu‘il représente une catégorie, à ce moment là, on n’est pas dans la reconnaissance véritable. On prend l’autre pour la catégorie identitaire qu’il représente et non pour sa singularité, pour ce qu’il est. Mon livre est jalonné d’exemples comme celui-ci qui montrent que la diversité est une bonne intention au départ valorisante et vertueuse mais qui peut se retourner en son inverse quand elle réduit la reconnaissance à un inventaire de catégories identitaires. Voilà ce que je veux montrer. Pour répondre à votre question, elles sont toutes bonnes mais la véritable question c’est à partir de quand elles deviennent l’envers de ce qu’elles promettent.
Valentina V : Vous décrivez dans La vertu dangereuse la tendance qu’ont les entreprises à promouvoir des vertus qui deviennent des vices. Comment pensez-vous qu’il est possible de mettre un coup d’arrêt à cette tendance ?
Julia de Funès : Je pense qu’il faut au moins deux choses. Premièrement, il faut du discernement parce que dans les entreprises que je côtoie, beaucoup de gens sont complètement englués, aveuglés de bonnes intentions et s’engouffrent dans de nouvelles procédures sans avoir de discernement sur ce qu’ils sont en train de mettre en place. Donc pour moi, il s’agit de faire preuve de discernement, d’esprit critique et c’est tout un travail dont on parlait avec la première question sur la philosophie : il faut apprendre à avoir ce regard distancé et deuxièmement pour le mettre en place, pour ne pas basculer et mettre des garde-fous, il faut du courage que ce soit en politique, dans les entreprises ou les organismes publics. Il faut du courage pour se dire, qu’à un moment, on bascule. C’est un peu ce qui est en train de se passer avec la diversité et l’inclusion dont je parlais : beaucoup d’entreprises américaines reviennent sur ces manières de faire. Je ne dis pas qu’il faut revenir en arrière : il faut distinguer ce qui est rentable et valorisant de ce qui est purement du progressisme et de la démagogie aveugle. Donc discernement et courage
Valentina V : Pensez-vous que la pandémie de la Covid 19 et ses conséquences sur la société ont justement exacerbé certaines tendances liées à la recherche de la vertu ? Si oui, quelles en ont été les conséquences ?
Julia de Funès : Je ne pense pas que cela a exacerbé la recherche de la vertu. Pour moi, cela a exacerbé la question du sens, en tout cas en France. Pendant la pandémie, le président Macron a dit qu’il y avait des métiers essentiels et d’autres qui ne l’étaient pas. Beaucoup de gens se sont alors posés la question « à quoi je sers ? » puis se sont dit : « on n’a pas du tout besoin de moi et on peut se priver de mon métier », ce qui a contribué à exacerber cette crise du sens qui était déjà présente avant le Covid. Cela a remis les gens dans une vie moins ryhtmée et plus familiale avec la question : « pourquoi je perds ma vie à vouloir la gagner ? ». L’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle a aussi pris le dessus lors de la période Covid. Ce sont des facteurs un peu différents mais ça explique l’exacerbation de la problématique du sens plus que celle de la vertu.
Valentina V : Quels sont selon vous les risques pour un individu qui cherche à atteindre un idéal moral trop strict dans son environnement professionnel ?
Julia de Funès : Il n’y a jamais d’idéal moral trop strict. La morale c’est formidable, on n’est jamais trop moral. En revanche, là où ça devient dangereux c’est où la moralisation devient extrême. Mais pour moi, la réflexion morale et la moralisation sont deux choses très différentes. La réflexion morale c’est tout l’esprit critique, le discernement dont je parlais au départ. En revanche, la moralisation c’est la « Moraline » dont parlait Nietzsche, ce sont des bons sentiments, des sentiments faciles, des bonnes intentions, le politiquement correct, la démagogie, le dogmatisme binaire qui pose d’un coté le camp du bien et de l’autre le camp du mal et qui ne voit pas que bien et mal s’entremêlent sur chaque sujet et qui préfèrent substituer à la réflexion l’expression de l’opinion majoritaire. La moralisation juge de la valeur d’une personne, de la pertinence d’un raisonnement ou d’une idée qu’en fonction non pas de sa rigueur mais de sa conformité au credo moral du moment. Ce qui est dangereux pour moi c’est donc la moralisation : il faut la minimiser et l’anéantir le plus possible.
Valentina V : Nous avons sélectionné un dessin de Charb à propos du travail. Il met en scène trois individus dont la perception du travail diffère. Le premier individu est un homme préhistorique qui affirme « Je travaille pour vivre », le second, un homme en costume disant « Je vis pour travailler » et le dernier, un individu entièrement replié sur lui-même et portant un ordinateur, explique qu’il « travaille pour travailler» .Pensez-vous que la perception du travail a changé a fil des générations parce qu’aujourd’hui on parle d’une génération flemmarde ou est-ce simplement un changement de perception de ce qu’apporte le travail chez les générations ?
Julia de Funès : Je pense qu’on est passé de « je vis pour travailler » à « je travaille pour vivre ». Les plus jeunes générations retournent à « je travaille pour vivre », l’âge préhistorique que Charb dessine. « Je travaille pour travailler » relèverait plutôt de ma génération et des précédentes où on travaillait pour travailler, ce qui est totalement absurde parce que travailler pour travailler est un non sens. Pour qu’une activité ait du sens il faut qu’elle réponde à autre chose qu’elle même. Si notre travail a du sens c’est qu’il répond à autre chose que lui-même. Pourquoi un métier de professeur a-t-il du sens ? Ce n’est pas parce qu’il enseigne pour enseigner, c’est parce qu’il enseigne pour transmettre, pour valoriser les élèves, etc… Le travail a du sens quand il est au service de la vie. Quand on dit « Je travaille pour vivre », le travail devient un moyen alors que quand on dit « je vis pour travailler », le travail est une fin. Pour moi le grand changement de paradigme c’est que, pour ma génération et les précédentes, le travail constituait une finalité à part entière, alors qu’aujourd’hui le travail est un moyen au service d’autre chose que lui-même. Cependant, ce qui est paradoxal c’est que pour faire sens, le travail doit concéder à n’être qu’un moyen au service d’autre chose. Sinon, il perd tout son sens.
Carla R.
Photo : Carla R.
