Retour sur la théorie énoncée par la philosophe Hannah Arendt qui a fait scandale dans les années 1960, ses principes et ses limites.
Le 15 décembre 1961, à Jérusalem, Adolf Eichmann est reconnu coupable de quinze chefs d’accusation, dont crimes contre le peuple juif, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Le responsable de la logistique de la « solution finale » est pendu un an plus tard. En 1963, la philosophe germano-américaine Hannah Arendt publie un essai qui rassemble ses articles intitulé Eichmann à Jérusalem : Rapport sur la banalité du mal, dans lequel elle énonce un nouveau concept philosophique qui fait tout de suite scandale : la banalité du mal.

En 1961, Hannah Arendt est envoyée spéciale du magazine The New Yorker afin d’assister au procès d’Adolf Eichmann. Elle pense y voir un monstre, image conforme au dirigeant nazi qui a organisé la mort de millions de personnes durant la Seconde guerre mondiale. Elle est surprise lorsqu’elle se retrouve face à un « Monsieur-tout-le-monde », un homme ordinaire qui, selon elle, ne semble pas avoir la moindre profondeur diabolique. Elle le décrit d’ailleurs comme un « déclassé issu d’une solide famille bourgeoise », un bureaucrate ordinaire.
Hannah Arendt explique que les pires criminels n’ont pas toujours une dimension démoniaque, sanguinaire, monstrueuse, ni même évidente. Selon elle, les actions qu’Adolf Eichmann a entreprises étaient dénuées de pensée et la banalité du mal réside précisément dans l’absence de pensée qui qualifie les actions malveillantes d’un individu suivant les ordres qui lui ont été livrés. Elle ajoute que le mal peut être commis par conformisme ou par absence de pensée critique face aux ordres, et non toujours par cruauté personnelle. La philosophe française Julia de Funès écrit dans son essai La vertu dangereuse, publié en 2024, que « La banalité du mal dont parlait Hannah Arendt est ce mélange de routine, de conformisme et de loyauté aveugle à la norme au point de ne plus penser, de n’avoir plus aucune réflexivité sur ses actions. » Mais l’exemple d’Eichmann ne plaît pas. Antisémite actif et nazi impliqué, il s’est engagé dans les SS en 1932 et a été à l’origine de nombreuses initiatives du régime nazi. Face à cette théorie philosophique controversée, un scandale éclate, d’abord aux États-Unis, puis en France. Le mal est-il vraiment banal ?
En effet, la pertinence de la notion de banalité du mal n’est pas irréfutable, et a été maintes fois remise en question. L’historienne Annette Wieviorka évoque notamment l’ambiguïté de cette théorie dans un article du magazine L’Histoire daté de mai 2013, « Hannah Arendt, la controverse à l’écran ». En évoquant le film de Margarethe von Trotta sorti le 24 avril 2013, qui retrace le moment de la vie d’Hannah Arendt durant lequel elle est sélectionnée par le New Yorker pour être l’envoyée spéciale de la rédaction et assister au procès d’Adolf Eichmann, l’historienne soulève plusieurs subtilités concernant les circonstances dans lesquelles la théorie de banalité du mal a été élaborée.

Annette Wieviorka évoque tout d’abord la brièveté du séjour d’Hannah Arendt à Jérusalem. Présente pendant trois semaines sur les plusieurs mois du procès, qu’elle qualifie de « plaisanterie » dans une lettre à Karl Jaspers, celle-ci a donc manqué de nombreux moments clés du procès, notamment une grande partie de la comparution des témoins et l’épisode durant lequel la déportation des juifs hongrois a été évoquée. Hannah Arendt n’a également que très peu vu et entendu Adolf Eichmann, à partir duquel elle développe entièrement sa théorie.
Il convient également de mentionner la relation complexe qu’entretient Hannah Arendt avec l’histoire et la discipline historique. C’est ce qu’explique l’historien et directeur de recherches au CNRS-Université Paris I Michel Dreyfus dans le podcast France Culture « Superfail : Le mal n’a rien de banal, l’erreur d’Arendt ». Hannah Arendt a entretenu une relation avec son maître, le philosophe allemand Martin Heidegger, qui l’a formée en méprisant l’histoire et les historiens, des individus qu’il détestait. Selon Michel Dreyfus, Hannah Arendt a donc eu une vision du procès et d’Adolf Eichmann influencée par ses préjugés sur la discipline historique mais aussi par les arguments utilisés par la défense d’Adolf Eichmann.
La théorie de banalité du mal est aujourd’hui discutée par les philosophes et les historiens. Théorisée par une philosophe qui entretenait une relation complexe avec l’histoire et n’était que brièvement présente au procès de l’homme sur lequel sa théorie est fondée, elle est ambiguë. Prenant exemple sur un autre individu, moins controversé et plus trivial, la théorie aurait peut-être eu plus de succès. Mais lors de la polémique, l’opinion publique n’a-t-elle pas aussi été heurtée, au fond, par le fait que cette théorie admet que les humains sont tous ordinairement mauvais et capables de commettre le mal ?
Valentina V.
Source photographie mise en avant : https://snl.no/filosofiens_historie
Source photographie 2 : https://picryl.com/media/eichman-trial1961-bf9b7c
Source photographie 3 : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Arendt_in_Jerusalem_during_Adolf_Eichmann_trial.jpg
