Valérie Tong Cuong, écrire pour réfléchir au monde

Le lundi 2 décembre 2024, l’autrice Valérie Tong Cuong est venue au lycée Vauban afin de rencontrer les élèves de seconde. Son roman Voltiges, paru en mars 2024 aux éditions Gallimard, fait partie de la sélection du Prix Vauban 2025, qui a pour thème la nature et plus précisément les rapports entre animalité et humanité. Elle a accordé une interview à ALETHEIA.

Valentina V. : Bonjour et bienvenue au Lycée Vauban ! Vous êtes autrice de nombreux romans, nommée Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres en 2021, mais aussi ancienne chanteuse et parolière au sein du groupe de rock « Quark », et créatrice de la série télévisée « Munch », diffusée entre 2016 et 2021. J’espère vous avoir présentée convenablement.

Valérie Tong Cuong : Bonjour ! Oui, tout à fait.

Valentina V. : Avant de vous consacrer entièrement à l’écriture, vous avez travaillé dans une entreprise de communication. Comment en êtes-vous venue à l’écriture et comment s’est faite votre transition du métier que vous exerciez depuis plusieurs années à celui d’écrivaine ?

Valérie Tong Cuong : J’écrivais depuis toujours, depuis que j’ai su tenir un crayon entre mes mains. Bien évidemment, « écrire » paraît être un grand mot, mais j’écrivais comme on écrit tous, comme beaucoup d’enfants, en tous cas, écrivent, c’est-à-dire que j’écrivais des petits poèmes, des courriers, beaucoup de lettres que je n’envoyais jamais aux destinataires, des pensées que je déposais sur des cahiers. Puis, j’ai écrit des journaux intimes et des petites nouvelles. Mais tout cela faisait partie de mon jardin secret, je n’en parlais pas. Je lisais énormément, j’avais une admiration sans bornes pour les écrivains et les écrivaines, mais j’avais du mal à envisager d’être écrivaine, et je ne pouvais pas passer ce cap. Et puis, j’ai commencé à travailler, en continuant à écrire dans le secret le plus absolu. Ce qu’il s’est produit, c’est que l’homme avec qui j’avais démarré une histoire d’amour et qui est devenu ensuite mon mari, est arrivé plus tôt que prévu un jour où nous avions un rendez-vous, et est tombé sur mes feuilles d’écriture étalées sur la table, et a découvert mon jardin secret, plus précisément le roman sur lequel je travaillais. Je lui en ai parlé, il m’a demandé de le lire, et je le lui ai donné une fois terminé. À partir de ce moment-là, c’est lui qui m’a dit que je devais absolument le publier, car il trouvait que ce que j’écrivais était universel et pourrait parler à beaucoup de monde. Il trouvait cela très beau, et j’avais tendance à penser qu’il n’était probablement pas très objectif, mais en même temps, l’amour, en tous cas lorsqu’il est fondé, est aussi un garde-fou parce que je pense que cet homme ne m’aurait pas envoyée au feu sans penser que cela en valait la peine. Il ne disait pas cela pour me faire plaisir, il y croyait vraiment profondément. Au début, j’ai refusé. Il m’a fallu du temps pour me résoudre à envoyer mon manuscrit. J’ai commencé à y penser au moment où il y a eu une restructuration de l’entreprise dans laquelle je me trouvais. J’ai été débarquée avec un gros chèque, car mes résultats étaient très bons, et ce chèque me permettrait de vivre pendant quelque temps éventuellement sans reprendre une activité. Or, je venais aussi d’avoir mon premier enfant, donc mon rythme de vie s’était complètement transformé, et mon mari, car nous nous étions mariés entre-temps, m’a demandé de bien réfléchir à mon état d’esprit, qui était de penser à retrouver du travail le plus rapidement possible. D’ailleurs, ce sont des leviers qui continuent à me fasciner et que j’utilise dans mes romans, notamment le besoin de confiance en soi, de vérifier sa valeur, qui sont très importants dans la mécanique humaine, heureusement ou malheureusement, parce qu’ils nous amènent parfois à faire des choix qui ne sont pas les bons.

J’ai donc retrouvé du travail très vite, et lorsque le contrat était sur la table, j’ai à nouveau eu une discussion avec mon mari. Il m’a dit : « Tu vois, maintenant, tu as un contrat, tu peux avoir le salaire et tout ce qui va avec, mais réfléchis à ton chemin, parce que si tu veux écrire, c’est maintenant que tu peux peut-être faire la différence ». C’est vraiment lui qui m’a conseillée et poussée. J’étais encore très prudente et j’avais du mal à imaginer la réception de ce texte, qui était le manuscrit de mon premier roman, Big, auprès du public. Finalement, je l’ai envoyé après que mon mari a réussi à me convaincre ce jour-là, et le texte a aussitôt été accepté. Sa sortie s’est très bien passée, ce qui était assez exceptionnel pour un premier roman à l’époque, et je ne suis plus jamais retournée à la voie classique. De là, les choses se sont enchaînées et le roman suivant était très attendu.

Valentina V. : Comment êtes-vous venue à la musique par la suite ?

Je me suis consacrée à la musique parce qu‘à un moment donné, les gens sont venus me chercher, mais ma colonne vertébrale était et restera toujours l’écriture, particulièrement l‘écriture romanesque. J‘ai beaucoup aimé faire de la musique et du scénario, parce que ce sont des travaux et des approches très différents. Le but est le même que pour l’écriture romanesque, c‘est-à-dire bouger des lignes et amener des émotions chez l‘autre, mais avec des approches très différentes et des façons de fonctionner qui n‘ont rien à voir, puisque l’écriture romanesque se fait dans la solitude jusqu’au moment où l‘on échange avec l‘éditeur, alors que l‘écriture musicale et le scénario se font avec d‘autres. Il y a également des contraintes, des chartes, des engagements à tenir en musique, avec la concision du texte, ou en scénario, dans lequel il y a des trames à suivre, alors que l’écriture romanesque est un espace de liberté extraordinaire, puisque l’on peut écrire ce que l’on veut, réécrire le monde et l’histoire, et beaucoup le font. Donc, finalement, la seule contrainte qu’il y a aujourd’hui lorsque l’on publie un roman, c’est la contrainte légale, qui fait qu’on ne peut pas écrire n’importe quoi, mais elle reste assez légère.

Valérie Tong Cuong

Valentina V. : Dans quelles circonstances avez-vous trouvé l’inspiration de votre dernier roman, Voltiges ?

Valérie Tong Cuong : Voltiges est né de thématiques qui prenaient de plus en plus de place en moi. Il y avait d’abord le sujet du dérèglement global, au sens le plus global du terme, puisque je pensais autant au dérèglement climatique et environnemental qu’au dérèglement sociétal et collectif, avec cette transformation des repères et du monde, ainsi que l’accélération de cette transformation qui impacte les liens entre les êtres et les êtres individuellement. Donc, nous nous trouvons dans un état de dérèglement général, puisque face à cette mutation permanente, il faut trouver comment se repositionner en permanence, à nouveau trouver sa place, trouver des raisons d’espérer, se reconstruire… Ce sujet était dans ma tête depuis longtemps, mais qui, bien évidemment, ces dernières années, a pris de plus en plus d’importance parce que tout s’accélère dans le monde, tout simplement.

Il y avait ensuite un autre sujet que j’ai déjà exploré dans d’autres romans, mais avec des formes et des accès très différents, c’est celui de la conquête de sa liberté, finalement le choix de vie, comment on choisit sa vie – ou pas. Je suis très frappée de voir que la plupart des gens, finalement, vont suivre, au moins une partie de leur vie, voire parfois toute leur vie, des rails et donc des existences qui ne sont pas celles auxquelles ils auraient aspiré, voire qu’ils auraient méritées, mais plutôt celles qu’on leur a assignées. Ces assignations ou programmations sont des injonctions sociales et familiales qui font que quand ces individus viennent au monde, des attentes sont déjà présentes et le parcours est déjà fléché en fonction du milieu dans lequel ils/elles évoluent et des circonstances qui accompagnent le début de leur vie. Mais le milieu social est quand même très important, parce qu’encore aujourd’hui, la société reste encore très structurée. Évidemment, les choses bougent beaucoup, et c’est ce qui intéressant et que j’aborde dans Voltiges à travers des générations différentes. Mais les adultes d’aujourd’hui sont encore issus d’un système très patriarcal, avec des structures de fonctionnement qui sont millénaires, avec des attentes et des rôles qui sont assignés à l’homme et à la femme, par exemple. Ce sujet-là concerne énormément d’individus. Dans le roman, cela va être le cas de Nora et d’Eddie, qui sont tous les deux « la femme et l’homme qu’on est censé.e être » dans leur milieu, plutôt que d’être ceux qu’ils pourraient être ou qu’ils pourraient rêver d’être. Ensuite, il y a une autre forme d’esclavage, si j’ose dire, qui va, en tous cas, contre la liberté de l’individu, il s’agit des programmations que l’on subit, soit parce que l’on a vécu un traumatisme, soit parce que l’on a des sujets d’anxiété, des peurs, qui font qu’au lieu de vivre pleinement et librement sa vie, on va avoir des conduites d’évitement, en quelque sorte. C’est-à-dire que l’on va faire des choix pour ne surtout pas avoir à vivre ceci ou cela.

Dans Voltiges, deux personnages fonctionnent selon ces types de programmations. Il y a Jonah, qui a d’abord été traumatisé par la mort de ses parents alors qu’il était très jeune et a découvert leur corps, puis par la mort de la mère de la famille d’accueil qui l’avait recueilli et qui lui avait appris à nouveau à être aimé et à aimer. Donc, très tôt, cet enfant s’est construit avec l’idée que toute forme d’attachement et d’amour était vouée à l’anéantissement, et il va ensuite faire en sorte de ne plus s’attacher. C’est un homme très solitaire qui est décrit dans le roman, même si l’histoire est là pour lui apprendre à regarder les choses différemment, mais c’est un homme qui a construit une vie dans laquelle il ne crée de liens forts avec personne pour être sûr de ne pas être malheureux au bout du compte. Quant à Leni, c’est une toute autre forme de programmation. Elle fait partie d’une génération sujette à beaucoup d’anxiété face à l’avenir et aux incertitudes actuelles. Donc, face à un monde dans lequel son père lui demande de faire des études et lui parle de métiers alors qu’elle se demande quelles études existeront encore lorsqu’elle sera en âge d’entrer dans le supérieur et se pose des questions sur la survie du monde et de la planète, dès qu’elle se projette dans un avenir, cela l’angoisse. Alors elle a trouvé quelque chose, quelque chose qui l’a aussi trouvée, c’est le tumbling. On pourrait dire que le tumbling l’a trouvée, parce qu’elle est arrivée par hasard, a fait un essai, et il se trouve qu’elle avait des aptitudes exceptionnelles pour ce sport. Et, comme Leni va devenir athlète de haut niveau, elle va trouver la manière de se construire une bulle, un espace dans lequel elle est vraiment protégée de tout, et aussi d’occuper son espace mental parce que le tumbling lui demande tellement d’investissement physique et cérébral qu’elle n’a plus de place pour l’anxiété.

Donc, ces deux grandes thématiques, le dérèglement global et la manière dont on appréhende nos vies ainsi que la manière de reprendre les rênes et faire un pas de côté, que je voulais explorer dans Voltiges. En réalité, c’est au pied du mur que cette famille va devoir revoir sa manière de se construire et de se projeter dans la vie. Mais finalement, elle aurait pu s’y prendre plus tôt. Il y avait des indicateurs, des signaux d’alerte, mais les membres de cette famille sont restés tellement attachés à ce que j’appelle ces fameux rails, qu’ils n’ont pas voulu, peut-être par confort, regarder ou entendre ces signaux d’alarme, et qu’ils ont continué à se précipiter sur ces rails qui n’étaient pas faits pour eux. Et quand la catastrophe arrive, on ne peut plus refuser l’obstacle, il faut le surmonter – ou pas.

Valentina V. : Voltiges décrit une histoire universelle, pouvant arriver à tous. Quel a été l’intérêt de décrire la chute d’une famille à qui tout semblait sourire ?

Valérie Tong Cuong : C’est cette chute et l’obscurité, en quelque sorte, dans laquelle cette famille va plonger, qui va permettre de lever un voile et d’apporter un nouvel éclairage à sa vie. Il fallait que je suive cette chute à la fois pour montrer pourquoi elle est inexorable quand on ne fait rien que suivre et subir, mais aussi pour montrer que, quand on touche le fond, c’est également le moment où l’on se dépouille de tout ce qui était superflu et donc, restent la colonne vertébrale, la vérité nue, et ce qui compte vraiment. Tout cela est donc le terreau pour repartir sur un chemin différent, peut-être moins confortable matériellement, mais en tous cas beaucoup plus confortable psychiquement et intérieurement.

Valentina V. : Pourquoi décider d’incorporer une dimension sauvage, notamment à travers les événements naturels incontrôlables qui rythment les nombreuses péripéties du roman ?

Valérie Tong Cuong : Ces événements sont l’incarnation et la matérialisation du dérèglement. Ce dérèglement est visible avant tout dans la nature, qui est palpable pour tout le monde. À un certain moment, on ne peut plus éviter de le voir. D’ailleurs, au début du roman, les personnages le voient sans le voir, à travers quelques événements, mais le temps que le dérèglement reste encore à distance et qu’ils restent complètement centrés sur leurs propres préoccupations, ils ne vont pas le regarder. Mais en réalité, pour le monde entier, c’est une alerte qui dit que quelque chose ne va pas, que le monde ne tourne pas rond, pour prendre une expression qui prend tout son sens ici, et qui demande : « Que peut-on faire et comment ? », mais qui invite aussi à en parler et à y réfléchir. Ces événements étaient aussi présents pour montrer que, justement, la nature est dominée par son instinct, que ce soient les végétaux ou les animaux, et fait ce qu’elle a à faire, contrairement à l’Homme, qui est très rationnel, mais qui, en rationalisant trop, perd son accès à son intuition et à cet instinct-là, ce qui conduit à un résultat plus négatif que s’il suivait parfois son instinct. On se rend compte, aujourd’hui, que, dans les débats qui concernent l’avenir de la planète, les individus s’interrogent sur l’avenir de l’humanité, mais jamais sur l’avenir de la nature parce qu’elle demeurera, peut-être sous des formes différentes, en se renouvelant, en voyant apparaître ou disparaître certaines espèces, mais sans déclarer forfait, alors que l’humanité est objectivement plus en danger.

Valentina V. : Le choix qui s’impose à Leni entre une vie réglée, des études universitaires et une carrière plus imprévisible dans le sport est-il inspiré de votre expérience personnelle et des décisions qui ont peut-être été les vôtres ?

Valérie Tong Cuong : Non, pas du tout, même si c’est inspiré de mon observation de la jeunesse aujourd’hui. Ce que j’observe, c’est qu’il y a un désir formidable de vivre l’instant présent, puisque beaucoup de jeunes ne savent pas de quoi demain sera fait, et se disent qu’il fait prendre ce qu’il y a à prendre et vivre ce qu’il y a à vivre. Donc, il y a une recherche d’intensité et d’instant présent qui était beaucoup moins présente dans les générations précédentes, qui étaient plus dans le calcul. Aujourd’hui, les carrières ne sont pratiquement plus des carrières verticales. Il y a encore une génération, il fallait avoir un C.D.I. (Contrat à Durée Indéterminée) et trouver une bonne entreprise dans laquelle on allait peut-être passer la fin de ses jours. Maintenant, on cherche l’expérience, le moment et on cherche aussi à vivre de toutes les façons. Donc, si les conditions ne sont pas réunies, on va changer et aller essayer autre chose. Et c’est ce que fait Leni. Elle vit dans l’instant présent et ne veut pas se projeter, pas parce qu’elle n’en a pas les capacités, mais à la fois parce que ce serait angoissant, et parce que sa réponse à l’angoisse est la recherche de nouveau, qui constitue cette dimension générationnelle.

Valentina V. : Que recherchez-vous à travers l’écriture ? Est-ce pour vous une nécessité, une échappatoire, un moyen de rendre compte de vos observations à propos du monde, de rêver, de panser vos maux ou ceux des autres, … ?

Valérie Tong Cuong : Très honnêtement, l’écriture représente un peu toutes ces choses pour moi, avec, tout de même, une majeure, qui est cette nécessité, c’est-à-dire que j’ai besoin d’écrire, je le ressens depuis toujours, et je ne pourrais pas dire que j’arrête d’écrire, parce que, même si je n’étais plus publiée, je continuerais à écrire d’une manière ou d’une autre. Mais j’ai aussi l’impression d’apporter ma pierre à l’édifice, et c’est la goutte d’eau dans l’océan, bien évidemment, mais cela reste une goutte d’eau qui participe au « tout » collectif qui est d’ouvrir un espace de réflexion, s’aider à comprendre le monde et aider autrui à le comprendre, susciter le débat, et bien d’autres choses. Vous parliez aussi d’échappatoire, et c’est tout à fait vrai. L’évasion est un de mes objectifs d’écriture aussi. Mais je dirais que c’est le bonus, le cadeau d’une vie quotidienne qui est très lourde, chargée, et durant laquelle on vit parfois des choses difficiles. À travers ces moments-là, l’écriture vous donne vraiment l’impression de passer sur une autre planète, dans un environnement où plus rien n’existe de ce que vous connaissez et vivez quotidiennement, dans lequel vous êtes ailleurs et où plus rien ne vous atteint.

Valentina V.

Source photographie : Valérie Tong Cuong