À l’occasion du salon de la bande dessinée « Vauban dans les bulles », Maud Bénézit, autrice et illustratrice des bandes dessinées Il est où le patron ? et J’y vais mais j’ai peur, est venue à Vauban pendant la semaine du 2 mai. Elle a répondu aux questions d’ALETHEIA.
Valentina V. – Bonjour Madame Bénézit ! Bienvenue à Vauban !
Maud Bénézit – Merci !
Valentina V. – Merci d’avoir accepté cet entretien ! Ma première question est la suivante : comment vous est venue l’idée d’écrire votre bande dessinée « Il est où le patron ? » ?
Maud Bénézit – C’est une idée qui est venue directement des personnes concernées, donc du collectif des paysannes qui se sont faites appeler « Les paysannes en polaire » pour notre projet. Elles sont cinq et deux d’entre-elles ont fait les mêmes études que moi, donc elles sont aussi ingénieures à Grenoble. On se connaissait par amis communs avec Céline, et c’est à l’occasion d’un week-end que Céline m’a parlé, un peu par hasard, de ce projet. Elle m’a dit que depuis qu’elle était installée en agriculture, elle s’était rendue compte qu’on ne parlait pas beaucoup du monde paysan et encore moins des paysannes, et que, quand on en parlait, c’était souvent fait par des personnes extérieures, comme par exemple quelqu’un du monde citadin qui va poser son regard sur les paysannes, mais qui donne rarement la parole aux femmes dans ce milieu. Céline et ses amies s’étaient dit qu’elles avaient envie de parler de ce qu’elles vivent et d’elles-mêmes, c’est-à-dire qu’elles avaient envie de le faire à la première personne. Et comme elles étaient toutes, dans ce groupe d’amies, lectrices de bandes dessinées, elles se sont dit que faire ça en bande dessinée, ce serait super chouette parce que cela permettrait de capter un public un peu différent de celui qui lit des essais, des romans sur le sujet, ou des écrits plus militants. Donc, elles ont apporté cette idée, qui était de raconter en bande dessinée les défis auxquels sont confrontés les femmes dans ce milieu. Elles ont aussi essayé de dessiner mais elles se sont qu’elles ne savent pas assez bien dessiner. Et elles voulaient absolument que ce soit une femme qui fasse le projet avec elles, et lors de ce week-end, nous avons décidé de commencer ce projet, exactement au moment où je m’étais dit : « Je veux faire de la bande dessinée ».
Valentina V. – Justement, comment vous êtes-vous tournée, au cours de votre vie, vers le dessin et l’écriture ?
Maud Bénézit – Le dessin, c’est quelque chose que j’ai gardé de l’enfance. J’ai toujours un peu de mal à me souvenir de la manière dont cela s’est passé, mais je pense que j’ai toujours lu beaucoup de bandes dessinées et que je n’ai jamais arrêté. Par rapport au dessin, je pense que, comme dans toute fratrie, on est parfois encouragé(e) par notre entourage qui nous dit : « Tu as un beau coup de crayon ! », donc on a l’étiquette de celui ou celle qui dessine dans la famille, et dans nos classes, … et c’est quelque chose qui nous encourage et qui nous donne envie de continuer. Je sais que je passais beaucoup de temps à lire et à relire mes bandes dessinées, et à essayer de dessiner les illustrations que j’aimais bien. Il y a plusieurs dessinateurs de mon enfance que j’aimais beaucoup, notamment des classiques comme Sempé, qui a illustré les livres racontant les aventures du petit Nicolas, qu’il a d’ailleurs créées avec René Goscinny, ou Quentin Blake, qui illustre les romans de Roald Dahl. Et le dessin m’a toujours beaucoup fascinée mais sans forcément qu’il y ait l’aspect « raconter des histoires », il s’agissait juste de redessiner des choses. Et c’est plutôt vers vingt-deux ans que j’ai commencé à lire, à découvrir toutes les possibilités en bande dessinée : la bande dessinée autobiographique, la bande dessinée documentaire, … et que je me suis dit : « Mais on n’est pas obligé(e) d’avoir une imagination incroyable pour faire de la bande dessinée ! ». On peut aussi parler de la vraie vie, raconter des histoires, et, en tous cas, poser un regard particulier sur la réalité en y ajoutant de l’humour, en pointant du doigt l’absurde des choses, … Et c’est là que j’ai vraiment commencé à raconter mes histoires, mon quotidien ou ce que je vivais avec mes amis. Le fait d’oser mettre des bulles dans mes dessins s’est fait assez tardivement. L’étape « raconter des histoires » viendra peut-être un jour, et j’aimerais bien, mais pour l’instant, je ne le sens pas. Ma zone de confort est plutôt d’offrir ma plume et mon stylo à des personnes comme « Les paysannes en polaire », qui ont des choses à dire mais qui ne savent pas dessiner ou les mettre en scène. Au début, je pensais que je leur offrirais seulement mon crayon parce que je savais dessiner, mais on a aussi écrit ensemble. J’ai un peu le syndrome de l’imposteur, car je n’ai pas fait d’études de bande dessinée, ce qui a fait que j’ai mis du temps à me dire que j’avais aussi quelque chose à apporter scénaristiquement. Donc, j’aime faire les deux car quand on me commande des illustrations, j’en fais quelques-unes mais je ne me sens pas du tout à l’aise parce que, quand je n’ai pas quelque chose à raconter, mon dessin ne sort pas très bien. Par exemple, si là, il m’arrivait quelque chose de drôle dans le couloir de votre lycée et que j’avais envie de le raconter, il sortirait très naturellement, en cases et avec du texte, mais si on me demandait de faire un joli dessin sur une grande page, je serais très mal et je ne saurais pas vraiment comment faire. Donc, ce que j’aime dans la bande dessinée, c’est vraiment le fait que le texte et l’image soient indissociables, et que l’on puisse dire le plus de choses avec le moins de mots possibles, car le dessin va parfois prendre le relais. Il y a aussi ce côté d’ « écriture dessinée » ou de « dessin écrit », en tous cas cette imbrication des deux que je trouve géniale, et c’est là que je me sens à l’aise dans la bande dessinée.

Valentina V. – Pourquoi avoir choisi le milieu spécifique de l’agriculture pour votre bande dessinée « Il est où le patron ? » ?
Maud Bénézit – Au départ, comme je vous l’ai expliqué, c’est vraiment une histoire de relations et d’amis communs. Ensuite, je n’ai pas hésité à dire « oui » à ce projet car j’ai fait des études dans ce domaine : je suis ingénieure agricole. J’ai donc fait cinq ans d’études (2 ans de classe préparatoire et 3 ans d’école d’ingénieur). Et pendant ces années-là, j’ai fait une spécialité où j’étais beaucoup en contact avec des paysans et des paysannes. En première année d’études, on doit faire six semaines de stage dans une ferme. Et moi, j’étais en Lorraine avec des vaches laitières biologiques, et on faisait du fromage. Donc, j’ai aussi vécu ce quotidien qui m’a vraiment beaucoup plu quand j’avais entre dix-neuf-ans et vingt ans. En dernière année d’études, j’ai fait des stages pendant lesquels j’allais voir des paysans et des paysannes pour leur poser des questions, plutôt sur la manière dont ils voulaient vendre leurs produits, pour ce qu’on appelle la vente directe. Et ces rencontres créaient vraiment un lien qui me plaisait et que j’ai trouvé très chouette. En plus, dans ma famille, il y a beaucoup d’ingénieurs agricoles, il y a donc ce lien à l’agriculture, qui est plutôt du côté du conseil, pas de la production, mais qui fait quand même que c’est un monde important pour moi. En école d’ingénieur, j’ai aussi beaucoup été sensibilisée aux questions de la sécurité alimentaire, de la faim dans le monde, de l’environnement, de la durabilité, … et toutes ces questions plus larges ont éveillé énormément de choses en moi. Cette expérience m’a montré que trouver un métier dans sa vie, ce n’est pas juste gagner de l’argent, c’est aussi changer, à sa manière, le monde. La question paysanne était, je pense, une question ancrée en moi assez profondément.
Valentina V. – Dans quel but avez-vous écrit cette bande dessinée ?
Maud Bénézit – Ça partait vraiment d’un amour de la bande dessinée, et de la demande des « Les paysannes en polaire ». Au début, elles avaient juste envie de montrer le fait qu’elles aimaient leur métier, de parler de leurs animaux… Et elles se sont rendues compte en s’installant, que le fait d’être une femme, ce n’était quand même pas anodin, que c’était quelque chose dont on ne parlait pas beaucoup et qu’il y avait beaucoup de manque de reconnaissance. Ce côté un peu plus militant et politique est donc venu dans un second temps. La presse pose trop souvent un regard sur la terre et le « grand air » qui donne soit une image un peu romancée de la campagne, soit, et on le voit beaucoup en ce moment avec toutes les manifestations d’agriculteurs et d’agricultrices, une image de l’agriculteur pollueur, qui met des pesticides, qui empoisonne, … Donc, il y a rarement une image un peu « entre-deux » et plus réelle de l’agriculture. La réalité, c’est qu’il y a énormément de profils différents. « Les paysannes en polaire » avaient à coeur, en parlant en leur nom et à la première personne, de décrire ce qu’elles vivaient vraiment. En plus, dans les articles qui rapportent ce qui se passe avec la crise agricole en Europe, on parle seulement de la colère des agriculteurs et jamais de la colère des agricultrices. Et à travers ces articles, qui ne parlent jamais d’agricultrices, on voit qu’on a toujours du mal à féminiser les titres, et qu’il y a un grand manque de représentation des agricultrices dans les médias. Et c’est vrai que, quand on est une fille, et qu’on entend un mot ou un métier féminisé, on se dit : « Ah, je peux faire ce métier, c’est chouette ! ». Et surtout, ce qui est drôle, spécifiquement pour ce mot « auteur » ou « autrice », c’est que les gens veulent mettre « auteure » au féminin alors qu’en fait, les linguistes disent que, dans les racines latines, « auctrix » existe, ce qui fait que c’est plus juste de dire « autrice » que de dire « auteure ». Donc, en plus, dans leur côté borné, les gens font des choses qui n’ont pas de sens au niveau étymologique, et c’est encore plus frustrant de devoir se battre dans ces cas là !
Valentina V. – Vous considérez-vous comme féministe ? Si oui, pouvez-vous expliquer vos idées et vos opinions en tant que féministe ainsi que l’évolution possible de ce statut au cours de votre vie ?
Maud Bénézit – Oui, clairement, je n’ai aucun mal, aujourd’hui, à dire que je suis féministe. Je suis d’ailleurs plutôt étonnée de savoir que certain.es ne se disent pas féministes. J’ai grandi dans une famille dans laquelle on ne parlait pas beaucoup de ce sujet, sans que ce soit une famille sexiste, mais dans laquelle il y avait quand même une répartition assez genrée des tâches. Mais il y avait vraiment cette culture désignant le féminisme comme un gros mot qui avait une connotation très négative. Donc, je ne m’y étais jamais identifiée. Mais je sentais, depuis très longtemps, des choses qui me heurtaient sans que je comprenne vraiment pourquoi, même quelque chose de très basique, comme apprendre à l’école que le masculin l’emporte toujours sur le féminin et que, même s’il y a mille femmes et un homme, on doit dire « ils ». D’un autre côté, dans mon éducation, je n’ai pas l’impression que mes parents ont différencié les possibilités d’études entre moi et mes deux grands frères. En revanche, je me sens quand même avoir des blocages, que ce soit sur le bricolage ou sur des choses que je n’ose pas faire. Je pense que j’avais en moi, depuis longtemps, une colère, mais je ne l’avais pas formulée. Et c’est grâce à l’écriture de cette bande dessinée, en côtoyant les paysannes en polaire, en mettant des mots sur cette colère, en lisant des choses théoriques, et en consultant des comptes féministes sur les réseaux sociaux, que je me suis éduquée sur la question et qu’au milieu du projet Il est où le patron ?, j’ai réussi à dire : « Je suis féministe ». Au début, je m’identifiais beaucoup au personnage de Coline qui, elle, a du mal avec ce mot et ne comprend pas très bien pourquoi on doit mettre un mot sur la situation, alors qu’elle est en colère sur beaucoup de choses qui relèvent complètement du sexisme. C’est le personnage qui me ressemble le plus dans ce parcours, dans lequel on se dit : « J’ai le droit d’être en colère, j’ai le droit de le revendiquer et j’ai le droit de mettre un mot dessus. ». Je me sens donc totalement féministe. Évidemment, chacun et chacune va trouver les domaines dans lequel/laquelle ils/elles pourront mettre leur énergie pour faire changer les choses. Personnellement, je vais très rarement à des manifestations, je ne vais pas faire de collages dans la rue, mais je sais que c’est par le dessin et par mes bandes dessinées que je peux porter la voix de ces femmes et transmettre leur message. Et nous avons beaucoup de chance avec la bande dessinée Il est où le patron ? parce qu’elle est encore très présente en librairies et qu’on nous invite encore pour en parler. Et durant ces rencontres, beaucoup de personnes nous ont témoigné qu’elles pensaient lire quelque chose sur l’agriculture, et qu’elles se sont retrouvées à vivre, au travers des yeux de femmes, ce qu’elles vivaient et même à être choquées et en colère avec elles. Donc je pense que c’est précisément le pouvoir de la fiction. Si on avait écrit un écrit un essai plus militant, on serait moins rentrées dans le côté « émotion ». On voit vraiment l’accumulation de petites choses, mais aussi des choses plus graves, comme les violences sexuelles. La plupart des choses que ces paysannes vivent relèvent du sexisme ordinaire. Pris isolément, ce n‘est pas très grave de se retrouver face à un homme un peu bête qui fait une blague nulle parce parce qu‘on est capable d’en rire pendant quelques secondes et de s’en moquer, mais quand cela arrive plusieurs fois dans la journée, dans la semaine, dans le mois et dans l’année, il y a un moment où c’est fatiguant de devoir toujours sourire bêtement et de se sentir rabaissée. Dans ma deuxième bande dessinée, on suit une femme navigatrice, qui évolue dans un milieu très masculin, et qui est victime de sexisme. Elle se fait mettre des bâtons dans les roues, mais elle y arrive. Et ce n‘était pas une volonté de ma part de me dire : « Tiens, je ne vais faire que des bandes dessinées pour donner la voix aux femmes », mais c’est ce qui m’arrive par ces rencontres, et j’en suis très contente. Je ne sais pas si je vais réaliser d’autres projets comme ceux-ci dans le futur, mais je me sens très chanceuse d’avoir, grâce au dessin et à mes éditeurs et éditrices et à des personnes qui me font confiance pour dessiner leurs histoires, pu trouver ma place de féministe et pu faire bouger et changer les choses. Et puis, quand on vivait des moments démoralisants avec « Les paysannes en polaire », cela nous a donné la force de se dire : « Maintenant, on fait quelque chose de ces histoires, et elles vont devenir une super scène de bande dessinée ! ». C’était un peu exutoire de se dire que la réflexion blessante et énervante que nous avait fait untel allait devenir géniale quand on la mettrait en dessin. Lors de nos réunions, il y avait un pouvoir, une sororité collective, où chacune partageait son vécu et arrivait à en rire, parce qu’une fois écrit et sorti de soi, ça fait vraiment du bien et on peut passer à autre chose parce qu’on en a fait quelque chose. Et bien sûr, il y en a qui le font en chanson, ou par l’écriture, … Et quand le projet est collectif, il y a aussi une force de groupe.
Sur mon compte Instagram (@bdzit) que j’ai ouvert en 2017, je dessine mon quotidien et les choses qui m’énervent ou qui me font rire dans la journée, et le fait de les sortir de moi est génial parce qu’il me permet de reprendre du pouvoir sur ce que j’ai vécu et d’en faire quelque chose.
Valentina V. – De quelle manière voulez-vous que votre bande dessinée « Il est où le patron ? » soit perçue et marque les esprits ?
Maud Bénézit – Je pense qu’on avait déjà l’espoir que la bande dessinée soit lue, parce que, quand on travaille pendant longtemps sur un projet, on n’a pas envie qu’il reste dans son coin. Mais c’est toujours assez bizarre quand on écrit un livre ; on essaye de ne pas trop penser à ce qui va se passer après parce que c’est un peu vertigineux, surtout dans le milieu de la bande dessinée, parce qu’il y en a vraiment un nombre incroyable qui sort chaque année, donc on est vite noyés dans la masse. En général, on essaye de rester réalistes et de se dire : « Si déjà mille personnes nous ont lues, c’est super ! », et on essaye de ne pas trop se projeter dans ces questionnements concernant les personnes qu’on a envie de toucher et d’interpeller. Mais je me disais que, comme c’est une bande dessinée avec un côté militant et féministe, j’aimerais bien qu’à la fois le monde féministe la reconnaisse comme un outil chouette, mais aussi qu’on arrive à toucher des personnes qui ne sont intéressées ni par l’agriculture, ni par le féminisme. Et je pense que nous avons beaucoup travaillé dans le monde paysan, et ce qui est vraiment chouette, c’est qu’on a aussi réussi à toucher des personnes qui ne se sont jamais intéressées à l’agriculture et qui ont découvert ce milieu grâce à notre bande dessinée. Donc il y a ces trois cercles, entre le cercle paysan et le cercle féministe et le cercle plus élargi qui peut même être un croisement entre les deux. Et je pense à cela à chaque fois quand j’écris, je me dis que la bande dessinée et le dessin, ce sont parfois des moyens de découvrir un milieu qu’on ne connaissait pas et auquel on ne s’intéressait pas. C’est ce qui m’est arrivé quand j’ai lu la bande dessinée Dans la combi de Thomas Pesquet de Marion Montaigne, dans laquelle elle suit l’astronaute français Thomas Pesquet. L’espace ne m’intéressait pas du tout, mais cette bande dessinée m’a donné envie de m’y intéresser plus. Et Marion Montaigne pourrait m’emmener dans n’importe quel domaine, je la suivrais les yeux fermés parce que j’adore sa manière de raconter les choses avec tellement d’humour ! Elle me fait mourir de rire. Et je pense que dans mes envies d’autrice et illustratrice, il y a justement celle-là, de faire découvrir, par le dessin et l’humour, des choses que les gens, à priori, ne seraient pas allés chercher. C’est la grande force de la bande dessinée. Avec Clarisse Crémer, la navigatrice avec qui j’ai écrit et illustré ma deuxième bande dessinée, J’y vais mais j’ai peur, j’avais vraiment cette envie. Sur ce projet, j’avais clairement en tête la question : « À qui ai-je envie de parler avec cette bande dessinée ? », parce que, comme je ne connaissais rien à la course au large, je voulais vraiment pouvoir toucher des personnes qui ne s’y intéressaient pas non plus pour qu’elles vivent cette aventure avec Clarisse comme une aventure humaine et intime qui leur apprendrait beaucoup sur la voile. Mais le plus beau compliment que j’ai reçu concernant ma deuxième bande dessinée, c’est quand quelqu’un m’a dit : « J’ai commencé votre bande dessinée, un peu à reculons, parce que le monde du bateau ne m’intéressait pas du tout, et pourtant, j’ai tout lu d’une traite et ça m’a happé. ». Donc quand des citadins ou des citadines très déconnecté.es du monde paysan viennent nous voir en nous disant qu’ils ont lu Il est où le patron ? , c’est génial.
Valentina V. – Comment pensez-vous que les situations sexistes pourraient être plus justes et plus favorables à l’émancipation des femmes ?
Maud Bénézit – Avec la bande dessinée Il est où le patron ?, j’ai eu quelques retours de personnes qui m’ont dit : « Dans cette bande dessinée, vous dites tout ce qui ne va pas, mais quelles sont les solutions, comment peut-on faire pour changer les choses ? ». Et j’ai trouvé cela très bizarre parce que je me suis dit que, quand on lit la bande dessinée, on devrait se dire par défaut de ne pas répéter tout ce que ces hommes disent, ce qui est déjà une partie de la solution ! Mais il est vrai que je pense beaucoup à la scène que l’on a mise dans Il est où le patron ? sur les lunettes antisexisme. Et en lien avec cela, j’ai été confrontée à des histoires absurdes et assez drôles. Par exemple, quand le frère de Céline, qui n’est pas du tout paysan, est venu la voir dans sa ferme, les gens s’adressaient à lui par défaut parce que c’était un homme et qu’ils pensaient que c’était lui qui gérait la ferme ! Et nous sommes tous et toutes victimes des préjugés, même en tant que femmes… Il m’est déjà arrivé de m’adresser à un homme en me disant que c’était forcément lui qui avait plus de connaissances, alors que pas du tout. Et dans la bande dessinée, c’est Coline qui met les lunettes antisexisme, donc nous montrons clairement que les femmes ont autant de travail à faire pour briser les préjugés et empêcher l’inculcation de valeurs sexistes. Pour moi, féminiser les métiers, c’est quelque chose de vraiment important pour arriver à se projeter. Parce qu’on a beau dire que, soi-disant, la langue française est neutre, quand on nous dit de fermer les yeux et d’imaginer un pompier, on va tous penser à un homme pompier. Naturellement, on ne pensera pas à une femme. Donc j’aimerais beaucoup qu’un jour, on puisse avoir un « neutre », mais aujourd’hui ce n’est pas encore le cas. Et je trouve que ce sont des premières étapes pour ouvrir aux enfants une voie dans laquelle ils ou elles pourront faire tout ce qu’ils veulent dans la vie, sans nier le fait qu’en moyenne, les femmes ont peut-être moins de force physique et de masse musculaire que les hommes, mais qu’elles ont aussi beaucoup d’autres moyens pour contourner cela. Et je trouve qu’encore aujourd’hui, on restreint aux femmes certains sports qui sont considérés comme « trop masculins », comme la natation ou le fitness, et qu’on les encourage à faire de l’athlétisme, par exemple, car il sculpte le corps subtilement. Mais il est vrai que je vois de plus en plus de femmes sur Instagram qui militent contre cette image de sports genrés, qui s’affichent très musclées, et qui montrent un nouveau canon de beauté. Donc l’aspect de changement est quand même présent. Pour revenir à la bande dessinée, quand j’étais enfant, je lisais des bandes dessinées écrites par des hommes qui mettaient en scène des héros hommes. Maintenant que l’on s’en rend compte, le nombre de personnages féminins auxquels on avait accès dans les années quatre-vingt-dix était très réduit ! Et aujourd’hui, il y a une proposition géniale de personnages féminins, mais il y a quand même encore ce phénomène où, alors que les filles arrivent très bien à s’identifier à des personnages masculins, les garçons ont vraiment du mal à s’identifier aux héroïnes. J’ai fait récemment une rencontre dans un lycée sur Il est où le patron ?, et un des jeunes m’a dit que ça ne l’avait pas beaucoup intéressé parce que c’étaient des femmes et qu’il ne se reconnaissait pas. Et il se sentait attaqué, au sens : « Moi, je ne suis pas comme ça ! ». J’ai aussi parlé à des librairies qui m’ont dit que beaucoup d’hommes venaient pour acheter des cadeaux à leur neveu ou autre, mais refusaient certains livres qu’on leur proposait sous prétexte que les personnages principaux ou les héros sont des femmes. En général, ils disent souvent : « C’est une fille, c’est perturbant, ça ne va pas plaire à un garçon… ». Et c’est vraiment dommage, parce que même si la situation a quand même un peu évolué, il y a encore les rayons « garçons » et « filles » dans les magasins de jouets, très divisés et genrés. Malheureusement, je pense qu’un garçon aura beaucoup de mal à assumer le fait qu’il aime jouer avec des poupées, et vice versa pour les filles, à cause des opinions encore assez ancrées. Je le vois avec mes filles, qui ont quatre et six ans, et qui me font parfois des remarques parce qu’elles les entendent ailleurs dans la société ou à l’école, et qui, aussi tôt dans leur enfance, me disent des choses comme : « Oui, mais ça, c’est pour les garçons… ». Et pour que cette situation change, il faut vraiment arriver à se dire que toutes les portes sont ouvertes devant nous, ce qui ne veut pas dire que si tu es une fille et que tu adores le rose et les poupées, c’est mal, mais il faut que cela soit ton choix. Je n’ai pas de garçon, mais être maman ou papa d’un garçon qui aime les paillettes et qui se fait moquer à l’école, c’est difficile. Et, pour moi, c’est quelque chose qui va avec les aspects de tolérance, d’acceptation et de bienveillance, même si ce serait un monde parfait et utopique…
Valentina V. – Pour finir, quels conseils donneriez-vous à une personne souhaitant devenir auteur. trice ou illustrateur. trice de bande dessinée ?
Maud Bénézit – Il faut savoir que je n’ai pas fait d’études de bande dessinée ou d’art. Donc j’ai l’impression qu’il est possible d’exercer ce métier sans ces études, et je ne dirais pas qu’il faut absolument en faire. Auparavant, j’avais le sentiment qu’il y avait beaucoup d’autodidactes et de personnes qui n’ont pas fait d’études artistiques dans la bande dessinée. Mais en réalité, il y a encore cette différence hommes-femmes. Récemment, cette différence a été expliquée dans l’épisode d’un podcast intitulé Les couilles sur la table consacré au milieu de la bande dessinée : il y a beaucoup d’hommes autodidactes, mais très peu de femmes parce qu’elles ont plus tendance à se dire qu’il faut qu’elles se forment avant de pouvoir oser exercer un métier. Donc, je me sens comme une exception, parce que je pensais avoir plein de modèles, et j’ai réalisé que la majorité des autodidactes dans la bande dessinée étaient des hommes. Mais il est quand même possible d’être une femme autodidacte dans la bande dessinée, et j’en suis la preuve ! Mon vrai moteur, comme je le disais au début, est de raconter des choses qui font partie du quotidien et du réel en les déformant et en les exagérant grâce au dessin pour montrer leur côté absurde ou comique. Et, bien sûr, quand on fait une école d’art, on apprend beaucoup de techniques, et c’est génial et très utile, mais je suis très apaisée avec mon parcours plus bifurquant et bifurqué, parce que je sais que dans la bande dessinée, il faut aussi avoir des choses à raconter. Je sais très bien que, sans mon école d’agroalimentaire, je n’aurais pas rencontré « Les paysannes en polaire » et je n’aurais jamais été confrontée à un tel projet. J’ai pu vivre beaucoup de choses pendant mes études, et ce vécu est le résultat de beaucoup de choses que j’ai expérimentées, et qui ont fait naître en moi l’envie de raconter des choses intéressantes. Parce que je vois des gens qui finissent leur école d’art à vingt-deux ans et qui savent très bien dessiner, mais qui, par la suite, n’ont pas beaucoup d’inspiration. Et je pense qu’on peut vraiment commencer à tout âge, même si c’est dur de se faire publier. Le conseil le plus logique que je donnerais, c’est qu’il faut toujours se rappeler que toute personne qui a été publiée a osé montrer ses dessins à quelqu’un un jour. C’est le pas le plus dur à faire, mais il faut oser ! Et cela va de soi, mais il ne faut jamais arrêter de dessiner… !
Valentina V. – Merci beaucoup pour cet échange !
Maud Bénézit – Merci à vous !
Photographie : Valentina V.
