Jean Yves Le Naour : « Poser une pierre sur le mur de la connaissance ».

Photographie : Carla R.

Pour vous, qu’est-ce qu’être historien ?

Qu’est-ce qu’être historien ? C’est une grande question, et c’est étrange, je n’y ai jamais vraiment trop réfléchi. Je pense que c’est tout simplement travailler sur l’histoire. C’est-à-dire, chercher à faire comprendre le passé, à le rendre intelligible. C’est un travail qui nous rend très modeste parce que nous savons que ce que nous faisons est périssable, alors qu’un écrivain ou un peintre vise, en quelque sorte, l’éternité. L’historien sait qu’il met une pierre sur le mur de la connaissance, que cette « pierre », son travail, sera fatalement dépassé par d’autres travaux, d’autres regards dans le futur et qu’il y aura d’autres pierres posées sur ce mur de la connaissance. Je pense que le travail de l’historien c’est de consulter les archives et poser un autre regard. Je soutiens d’ailleurs cette idée que rendre intelligible le passé, c’est éclairer le présent. Mais on s’aperçoit aussi que c’est le présent qui éclaire le passé. On écrit toujours l’histoire à l’instant présent : on n’écrit donc pas l’histoire de la même manière qu’on le faisait dans les années 50 ou qu’en 1900. C’est pour cela que je dis qu’il faut être modeste parce que l’historien doit être impartial, d’aucune nationalité. Il doit tenter d’être au-dessus des contingences politiques et humaines. C’est absolument impossible car nous faisons toujours partie d’une culture, d’une époque.

Justement, quel est le rôle que doit jouer l’historien dans la société ? 

Justement, s’il doit éclairer le présent, il a un rôle social et politique. Alors, si l’historien s’engage en politique et a une parole politique, au nom de l’histoire, il se discrédite. Je sais bien que certains historiens sont engagés en politique mais, si nous considérons que l’histoire est une science, il faut différencier le citoyen du scientifique. Ensuite, l’histoire, c’est tenter de donner les clés de compréhension qui permettront de faire des choix.  Si on comprend son passé, si on sait pourquoi et comment notre société en est arrivée là aujourd’hui, cela permettra peut-être de nous aider à faire des choix contemporains. En quelque sorte, le passé peut nous dicter l’avenir. C’est pourquoi on a parfois des phrases telles que : « Ceux qui oublient le passé sont condamnés à le revivre » ou « La connaissance du passé peut nous éviter des erreurs quant à l’avenir ». Je ne suis pas totalement sûr qu’il y ait des leçons de l’histoire ou que les humains aient toujours compris les leçons de l’histoire. 

Parlez-nous de votre parcours. 

J’aimais l’histoire et aussi la littérature. Quand j’étais jeune, je voulais être écrivain. J’ai fait plein de débuts de romans comme, quand à huit ans, on écrit des poèmes. Puis adolescent, j’écrivais encore des débuts de romans mais je n’étais pas bien cadré. J’avais une bonne idée au départ et je me lançais bille en tête. Puis, j’ai compris une chose : pour écrire un roman, il faut beaucoup travailler en amont, avoir bien préparé son plan et savoir où l’on veut en venir. Je me suis dit que je n’avais pas de talent pour la fiction et comme j’aimais l’histoire, j’ai trouvé que c’était plus simple de raconter des histoires vraies que d’inventer mes propres histoires. Je n’ai plus pensé au roman pendant très longtemps, et curieusement, j’y reviens aujourd’hui. Je publie un roman1 en mars et c’est pour moi un énorme plaisir. Je suis d’ailleurs parti avec une tout autre méthode : j’ai construit un plan et prévu les rebondissements. Tout est devenu clair. Il m’a tout de même fallu quarante ans pour y parvenir. Sinon, j’ai fait des études d’histoire à l’université Paris-IV-Sorbonne jusqu’au DEA (Master 2). Je suis, ensuite, allé à Amiens parce que je voulais faire mon doctorat avec un professeur que je considérais, et considère toujours, comme le meilleur. Tout en poursuivant mes études, j’enseignais dans le secondaire. En effet, j’avais passé le  CAPES juste après la licence. Puis, j’ai été recruté à l’université pour être ATER (attaché temporaire d’enseignant de recherche), une activité de maître de conférences sans en avoir le titre, tout en ayant le temps de faire ma thèse. J’ai donc eu des conditions idéales pour faire ma thèse. J’ai ensuite enseigné en prépa HEC et Sciences Po. J’ai cessé d’enseigner en 2011 parce que j’ai commencé à publier. J’ai mis beaucoup de temps à publier. En effet, mon premier livre était ma thèse, que j’ai eu de la chance de publier en 2002. De la chance, vous savez, M. Winston Churchill a dit : « J’ai beaucoup travaillé pour avoir de la chance ». En effet, la chance n’arrive pas ainsi, il faut travailler énormément. Lors de ma soutenance de thèse, mon président du jury, le grand historien Alain Corbin, m’a tout de suite demandé : « Est-ce que vous voulez publier votre thèse chez Flammarion ? », il y était directeur de collection. J’ai accepté. Quinze jours plus tard, j’avais rendez-vous. Cette première publication m’a donné une confiance en moi, que je n’avais pas. Depuis, j’ai publié une quarantaine de livres. Dès que j’ai pu en vivre, je me suis mis en disponibilité de l’éducation nationale.

Vous êtes spécialiste de la Première Guerre Mondiale, pourquoi avez-vous décidé de faire le portrait de Gisèle Halimi en bande dessinée ? 

Gisèle Halimi fait partie de mon panthéon personnel. Pour moi, c’est une très grande héroïne qui nous éclaire encore aujourd’hui. Et il y a aussi une autre raison. Mon sujet de thèse portait sur les moeurs sexuelles pendant la Première Guerre Mondiale. J’ai donc dû m’intéresser à toutes les questions de genre, et notamment à la question de l’avortement pendant la guerre. Je me suis rendu compte qu’il ny avait presque rien sur ce sujet. L’un de mes premiers ouvrages était donc Histoire de l’avortement au XIXe–XXe siècle que j’ai publié en 2003. Là, j’ai rencontré symboliquement Gisèle Halimi dans un chapitre, le chapitre sur le procès de Bobigny qui a abouti à la loi Veil. Le voile de l’hypocrisie sur l’avortement, la clandestinité et la situation dans laquelle étaient les femmes était en train de se lever. Alors, j’ai continué dans ces deux voies : la question des femmes et la Première Guerre Mondiale. J’ai notamment travaillé sur le suffrage des femmes et sur la question du viol. Il y a donc une certaine cohérence dans mon parcours. D’autre part, je ne me dis pas que je ne suis pas légitime parce que je n’ai pas fait d’études dessus. Si un sujet me plaît, j’y vais.

Photographie : C. Zaremba

Pensez-vous que le message de Gisèle Halimi a toujours une résonance aujourd’hui ? 

Bien sûr. C’est d’ailleurs pour cela que l’on a écrit cette bande dessinée. J’ai déjà écrit un petit livre sur Gisèle Halimi dans la collection « À la plage ». C’est une collection qui aborde la vie des grands hommes ou femmes d’une façon accessible. Et, je suis l’auteur d’un film biographique, Gisèle Halimi, la cause des femmes, qui a été diffusé sur France 5.

Gisèle Halimi est une personnalité éclairante. C’est la grande stratège du féminisme. C’est elle qui a en défini les objectifs et les moyens tactiques pour y parvenir avec, par exemple, ses procès très médiatiques. Gisèle Halimi a mené la révolution féministe, celle de l’émancipation des femmes, d’une façon pacifique et non violente qui a transformé le XXe siècle et nos sociétés. Cette grande révolution qui est au service d’une société d’égalité, concerne autant les hommes que les femmes. Gisèle Halimi disait en effet : « Qui déplace la place des femmes, déplace la place des hommes. ». Pour schématiser, auparavant, on était dans une société pyramidale avec une domination des hommes, au sein du couple, dans la famille avec le « chef de famille », comme on disait jusque dans les années 1970. Aujourd’hui, on est dans une société plus horizontale avec le partage des responsabilités, des décisions au sein du couple. L’idée est que le couple doit être fondé, comme la société, sur un respect mutuel et sur l’amour, non plus sur la domination. Finalement, n’est-ce pas une meilleure société ? Les hommes n’en profitent-ils pas tout autant que les femmes ? Mais les combats sont-ils terminés ? Non, ils ne le sont pas, il y aura toujours des combats à mener. C’était d’ailleurs le dernier message de Gisèle Halimi, elle qui avait tant combattu pendant sa vie. À la fin, elle donnait des conférences, écrivait des ouvrages et notamment un livre : Ne vous résignez jamais. C’est-à-dire, n’acceptez pas ce monde tel qu’il est parce que ce monde est laid, il est injuste. Même si en Europe Occidentale, on est dans une situation, au moins sur le plan légal, d’égalité, le monde est laid, le monde est injuste. Alors ne vous résignez pas à cet état parce que ce n’est pas juste. Vous savez, l’enfant réagit comme cela, comme Gisèle Halimi quand elle était petite, elle disait « Ce n’est pas juste ». Pourquoi doit-elle laver le sol et pas ses frères ? Elle ne comprend pas cela. À chaque fois qu’elle demande à sa mère, qui reproduit l’aliénation des siècles précédents, elle dit : « C’est comme ça.  Tu ne dois pas faire d’études, c’est comme ça. Tu dois de marier à 15 ans, avoir des enfants à 16 ans, c’est comme ça ». Mais non, pourquoi c’est comme cela ? Il y l’enfant qui dit ce n’est pas juste mais en grandissant, on finit par accepter l’injustice. Mais il ne faut pas et Gisèle Halimi continue à nous piquer, à dire « Non, ce n’est pas juste ». Donc il faut essayer de la faire connaître au plus grand nombre et notamment aux jeunes. Une des premières questions que nous, Marko, le dessinateur et moi-même, avons posé aux élèves de votre lycée lors de nos échanges en classe, c’est « Est-ce que vous connaissiez Gisèle Halimi avant de lire cette bande dessinée ? » Eh bien, dans une classe de Terminale, il n’y avait que deux élèves qui connaissaient Gisèle Halimi. La bande dessinée, nous semble être un médium idéal pour parler à toutes les générations et c’est formidable.

Vous avez dit que Gisèle Halimi faisait partie de votre panthéon personnel, pensez-vous qu’elle devrait être panthéonisée ? 

Sans aucun doute. Est-ce que cela lui aurait plu ? Elle qui était une fille du soleil, d’être dans un lieu froid comme le Panthéon, je ne sais pas. De toute façon, quand on panthéonise, on dit : « Voici un exemple, pour la société française ». « Aux grands Hommes, la patrie reconnaissante » c’est d’ailleurs écrit sur le fronton du Panthéon. Oui, ce serait un exemple parce qu’il n’y a encore personne au Panthéon à l’exception de Simone Veil, qui incarne le combat féministe. Je dis à l’exception de Simone Veil mais Simone Veil incarne aussi autre chose ; c’est une ancienne déportée d’Auschwitz qui devient la première présidente du parlement européen. C’est un parcours absolument incroyable mais Gisèle Halimi, c’est la combattante du féminisme. Donc, sa place est au Panthéon. Ce ne sera pas le cas, sous la présidence de Macron, parce qu’elle ne fait pas l’unanimité.  Il y a la question de l’Algérie parce qu’elle était partisante de l’indépendance de l’Algérie. Cependant, elle n’a fait que son travail : elle était l’avocate d’indépendantistes, qui ont tous été torturés, et notamment de Djamila Boupacha qui a été torturée comme les hommes mais avec une torture spécifique infligée aux femmes, celle du viol. Elle n’a fait que son travail, elle a lutté contre la torture, elle a toujours été du côté de l’universel. Finalement, elle a défendu les valeurs françaises. On pourrait donc dire que c’est un exemple. Cela dit, même si le président Macron ne le veut pas et même si un futur président ne le veut pas, elle reste dans nos cœurs, pour une grande partie des Français. Son dossier reviendra sur la table un jour et elle sera panthéonisée, cela ne fait aucun doute.

Que pensez-vous des dernières panthéonisations ? Il y en a eu beaucoup ces derniers temps. 

En effet, il y a eu une accélération des panthéonisations sous Emmanuel Macron. La France est une nation historique où le consensus politique repose sur l’histoire, une histoire commune. Chaque candidat à l’élection présidentielle insère son histoire dans l’histoire de France et s’appuie sur l’histoire de France pour se présenter aux Français. Cela n’existe pas dans les autres pays du monde. Par exemple, les États-Unis sont une nation juridique, avec le droit, le droit et encore le droit et la France, c’est l’histoire, l’histoire et encore l’histoire ! La panthéonisation permet, à travers une grande figure, un saint laïc, de faire un grand discours d’unité nationale. Je crois que les Français en manquent un peu. Souvent ce sont des cérémonies qui sont particulièrement réussies. A eu lieu, il y a quelques jours, la panthéonisation de Manouchian, donc pour c’est, pour la première fois, un hommage à la résistance communiste, que Hollande n’avait pas du tout honorée alors que c’était un élément important de la Résistance. Il a y a eu également en juillet 2018 Simone Veil et en novembre 2021, Joséphine Baker. J’y ai été invité et y ai assisté, c’était très émouvant. Et en 2020, il y avait eu Maurice Genevoix, mais là, je la commentais à la radio. Je remarque aussi qu’il y a une spectacularisation des cérémonies de panthéonisation. Elles sont devenues un véritable spectacle, avec des sons et lumière projetés sur le Panthéon. La cérémonie déborde à l’extérieur avec, par exemple pour Manouchian, une procession avec le cercueil qui avance lentement, au rythme des mots qui retracent son parcours avec des moments de poésie, de chant et de danse. Avant, c’était beaucoup plus froid : il y avait juste un discours glacial. C’est un spectacle, mais ce n’est pas un spectacle trivial.  Cela reste toujours dans le registre de l’émotion. C’est peut-être une meilleure façon de parler aux français. Un discours, on va zapper, c’est trop long, compliqué. Alors on va prendre les Français par l’émotion, par la danse, la poésie, la chanson, la lumière. Je ne déplore pas cette évolution. C’est un vrai spectacle national, patriotique. C’est rare, les moments d’unité nationale en France. On est un vieux pays de guerre civile : depuis 1789, on s’affronte, on aime s’affronter. C’est épuisant et en même temps, cela fait partie de notre ADN. Et il y a des moments comme ça où cet affrontement se suspend et on se réunit. Il y a toujours des polémiques ; même pour Manouchian. « Marine le Pen doit-elle assister ? Doit-on panthéoniser tous les membres de l’Affiche Rouge ? » Il y a aussi eu des polémiques historiques : « Manouchian et sa femme incarnaient-ils toute l’Affiche rouge ? » Tous leurs noms ont été cités, ils sont donc entrés avec eux. Il y a toujours des polémiques en France et ce sera toujours ainsi. Il faut agir, faire quelque chose. Je pense que les panthéonisations s’accélèrent, qu’on en a besoin mais que cela dit peut être quelque chose de notre société . Elle est peut-être en crise d’identité : plus vous avez besoin d’exemples, de repères, plus vous êtes dans le brouillard, perdus. En cela la multiplication des panthéonisations est peut-être un symptôme d’une société qui va mal. Car la société française, depuis une trentaine d’années est en véritable crise d’identité, parfois même en hystérie sur ces questions.

Carla R.

  1. Mort à l‘université publié aux éditions Calmann-Levy en mars 2024 ↩︎