Entretien avec Xavier Le Clerc : « La littérature permet de ne pas mourir une deuxième fois ».

Le roman Un homme sans titre, paru en septembre 2022 aux éditions Gallimard, fait partie de la sélection du Prix Vauban 2024. L’auteur, Xavier Le Clerc, venu au lycée Vauban pour rencontrer les élèves de seconde le vendredi 26 janvier 2024, a accepté un entretien avec ALETHEIA.

Xavier Le Clerc

Valentina V. – Bonjour et bienvenue au Lycée Vauban ! J’espère que cette journée de rencontres se déroule bien pour vous et je vous remercie de prendre de votre temps pour répondre à mes questions.

Xavier Le Clerc – Bonjour ! C’est un plaisir d’être ici, merci à vous !

Valentina V. – Pour commencer, pourquoi avez-vous décidé de rendre hommage à votre père et pour quelle(s) raison(s) l’avez-vous fait par l’écriture ?

Xavier Le Clerc – Mon père est mort en 2020. J’étais obligé de lui rendre hommage car il fait partie de ces vies et de ces immigrés qui ont tant donné à la France de l’après-guerre, et qui méritent, à mon sens, un hommage. C’étaient des hommes très dignes qui, parce qu’ils ne savaient très souvent, comme mon père, ni lire ni écrire, n’ont pas eu accès à la lumière. Pourtant, ils étaient, à leur manière, des hommes très dignes, bien que dépourvus de titre.

Valentina V. – À la fin de votre ouvrage, vous incluez la lettre que vous avez écrite en hommage à votre père. L’idée d’écriture de ce récit de filiation a-t-elle été spontanée ou réfléchie ?

Xavier Le Clerc – C’était très spontané. Quand j’ai appris la mort de mon père, comme je l’ai dit précédemment, je devais lui rendre hommage. Je n’ai pas réfléchi, j’ai écrit ce livre en quelques mois seulement. Ce livre, c’est aussi un deuil, une réflexion sur l’identité de ce père, puisque l’on croit souvent connaître son père, mais, un père, par définition, on ne le connaît que vieux, et on ne le connaît que père. On oublie parfois qu’il a été enfant et adolescent un jour, bien avant qu’on arrive sur Terre soi-même, et c’est beau d’envisager cela aussi. C’est intéressant de se dire qu’il a eu des aspirations, des rêves, et de pouvoir se dire : « Voilà un jeune homme qui s’est sacrifié pour moi ». Mon père est arrivé en France en 1962, à l’âge de vingt-cinq ans, et il a fondé sa famille plus tard… avoir neuf enfants, c’est compliqué quand on est ouvrier à l’usine ! Je me dis : quel héroïsme, en réalité, de ne s’être jamais plaint, et pourtant d’avoir tout donné, tout le temps, toute sa vie. Donc, il fallait écrire ce livre, pour lui dire « merci », tout simplement. Mon père est toujours là, et la littérature est assez extraordinaire pour cela, parce qu’elle permet précisément de ne pas mourir une deuxième fois. Mourir une deuxième fois, c’est l’oubli, et arrêter cette condamnation au silence est important. Je pense beaucoup à des écrivains comme Albert Camus, mais aussi à des écrivains comme Louis Guilloux. Ce sont des écrivains qui ont redonné de la dignité à des vies minuscules. La condition ouvrière est une condition, par définition, très pauvre, et qui mérite pourtant des lettres de noblesse. Et c’est tragique, car ce sont des hommes et des femmes aux vies qui ne semblent pas compter, même médiatiquement.

Quelle était la vie de mon père ? Je ne prétends pas y répondre, par exemple. Je donne des éléments, très humblement, parce qu‘on ne peut jamais vraiment connaître les gens, pas même son père. Est-ce qu‘on se connaît soi-même, vraiment, déjà ? Jamais. Donc, d‘avoir cette humilité là, c‘est déjà un point de départ pour se dire : « Qui était cet homme qui m’a tant donné, à qui je dois tout ? ». Je ne serais pas là aujourd’hui si ce n’était pas pour son sacrifice. Et je me dis que c’est bouleversant parce que qui lui dit merci à cet homme, qui est mort, comme ça, dans la pauvreté, à son âge ? Et donc, je me suis dit qu’il fallait absolument que quelqu’un le fasse. Et il se trouve que je suis écrivain, donc ça ne pouvait pas mieux tomber ! Je vous avoue que j‘étais très surpris par le succès de ce livre, parce que je me suis dit : « Mais qui va s’intéresser à un livre, à une histoire pareille ? » C’est très troublant. Je me disais que par les temps qui courent, c’est agréablement surprenant de voir qu’il y a autant de monde, avec autant d’humanité, qui puisse s’intéresser à cette histoire.

Et je le dis un peu avec un sourire, mais j’étais vraiment obligé d’écrire ce livre, aussi pour survivre, parce qu’on n’hérite pas que de la couleur des cheveux, on hérite aussi du poids de l’histoire, des secrets, des non-dits, de la guerre. Moi, je suis un enfant de la guerre, puisque mon père n’a connu que la guerre, que les guerres. Il est né dans les années trente, c’était la famine en Kabylie, ensuite en 1939, la deuxième guerre mondiale éclate, c’est toute son enfance, et puis il a été adolescent pendant les années cinquante, c’est la guerre d’indépendance d’Algérie, et enfin en 1962, lorsqu’il a vingt-cinq ans, commence une autre guerre qui est celle de la survie dans les usines. Donc, voilà un homme qui n’a connu que la guerre. Et je le dis dans ce livre : « Je suis né de ce ventre d’affamé », qui est le ventre de mon père, et c’est un ventre qui nous raconte, en réalité, toute l’histoire du dix-neuvième et du vingtième siècle. Je devais absolument raconter cela. C’est d’ailleurs profondément apaisant d’avoir écrit ce livre. C’est un livre que j’ai écrit dans la douleur, j’ai pris quinze kilos pour l’écrire… J’avais faim de réponses. Le deuil, c’est terrible, parce que la personne est morte, et vous avez tellement de questions, vous êtes empli par la faim de réponses. L’histoire de mon père, c’est l’histoire de la faim, car il est né dans un village d’affamés. Toute sa vie, il a continué à se battre pour que ses enfants n’aient pas faim à leur tour. Je me suis retrouvé à manger, encore et encore, pour survivre à cette écriture, pour laquelle j’ai tout mis sur la table, pour laquelle je n’ai pas fait semblant, et ce n’était pas très joli… On dit souvent : « C’est nombriliste, l’autofiction… », j’entends parfois cette petite musique. Ce n’est pas du tout mon cas, je me serais vraiment passé de me mêler à cette histoire, mais il se trouve que c’est la mienne, puisque c’est celle de mon père, donc j’étais obligé de me mettre à nu, et ce fût un exercice extraordinairement douloureux.

Valentina V. – Quel a donc été l’intérêt pour vous de mêler votre histoire à celle de votre père plutôt que de les séparer ?

Xavier Le Clerc – C’était impossible de les séparer, parce que, si je ne suis pas le narrateur de ce livre, qui va raconter cette histoire ? Je suis un témoin direct, puisque c’est mon père, donc j’ai la chance, quelque part, de pouvoir vraiment parler de ce que j’ai vu et de ce que j’ai vécu. Et j’aurais pu faire une sorte de fiction totale, imaginer un personnage, mais ça n’aurait pas du tout le même sens. Je ne voulais pas faire le beau, je n’étais pas dans ce procédé du dix-neuvième siècle, d’un roman avec une structure et un dénouement. C’est-à-dire que je voulais juste dire une vérité, celle de mon père, et donc je ne voulais pas faire de faux-semblants.

En ce sens, j’ai suivi la démarche d’Annie Ernaux, par exemple. Quand elle écrit La Place, au sujet de son père, elle ne fait pas semblant, elle essaye de s’émanciper de tous les artifices de la littérature, elle essaye d’être simplement dans une sorte de vérité économique. Nous ne sommes pas dans le pathos, on refuse toutes formes de pathos, c’est très important. On essaye juste de dire les choses. Albert Camus disait : « Un homme, ça s’empêche ». Je fais donc confiance en l’intelligence des lecteurs, c’est-à-dire que, quand vous dites les choses, telles qu’elles sont, il est évident que le lecteur sait que l’émotion est là. Je n’ai pas besoin de lui dire : « Attention, il faut s’indigner devant cette situation-là ! ». Je pense que l’écrivain se doit de montrer un peu de dignité, en réalité. La réserve est une énergie intérieure avec laquelle vous vous maîtrisez. Nous vivons à une époque qui va à l’inverse de la pudeur, et où au nom d’une forme de transparence, les gens s’étalent. Et il y a un grand malentendu là-dessus. Par exemple, je rencontre souvent des gens et ils s’autorisent parfois à me poser des questions très personnelles, je veux dire par cela des questions comme : « Qu’ont pensé vos frères et sœurs de votre roman ? ». Et je leur dis souvent qu’il y a un grand malentendu. Lorsque vous voyez, par exemple, un acteur ou une actrice nu.e à l’écran dans un très beau film, il y a un éclairage, une écriture, un contexte, il y a une œuvre artistique. Cela ne vous autorise pas, le lendemain, dans la rue, en croisant cet acteur ou cette actrice, à lui demander de se déshabiller à nouveau, comme cela, dans la rue, sur le trottoir. Cela n’a aucun sens, c’est une forme d’agression, d’ailleurs. Et pourquoi cela ? Parce qu’il faut respecter l’œuvre : la personne n’est pas nue pour rien, dans ce film ou dans ce tableau. S’agissant de la littérature, c’est la même chose : je me suis mis à nu, mais ce n’est pas gratuit. Je me suis mis à nu dans un contexte et au service d’une histoire. Cela ne veut pas dire qu’après, je peux me mettre nu sans contexte, sans écriture, sans éclairage. Parce que, dans ce cas-là, cela devient de la vulgarité, et ce n’est plus du tout ma démarche. Ma démarche est littéraire. Elle n’est ni sociologique, ni voyeuriste. Un artiste, c’est quelqu’un de profondément discret et pudique, à mon sens. Je prends donc le fait qu’on me pose ces questions très personnelles comme quelque chose d’humain et de naïf, mais j’essaye de faire de la pédagogie pour que les gens comprennent que le livre doit se suffire à lui-même, et que le livre, finalement, est dans l’universalisme. Le sujet, ce n’est pas Xavier Le Clerc, c’est la condition humaine. Le sujet n’est pas tant Mohand-Saïd Aït-Taleb, mon père, c’est finalement, au-delà de lui, l’archétype de la condition humaine. C’est cela qui compte et qui fait qu’on pourra le lire dans deux cents ans. Ce n’est pas un témoignage journalistique, ce n’est pas un fait divers, ce que j’écris. Là où le journalisme s’arrête, la littérature, elle, continue pendant des siècles. Parce que, peu importe d’où les lecteurs viennent, ils pourront s’identifier à ces personnages car ils ressentent plusieurs émotions, traversent des choses, et c’est cela qui compte. On se moque de savoir que mon père est d’origine algérienne, finalement, dans le fond ce n’est pas ce qui compte. Parce qu’il aurait pu venir du Maroc, de Tunisie, du Sénégal. Et ce qui compte à ce moment-là, c’est la beauté de la dignité qui se dégage de ce parcours. Vous pouvez venir de Suisse et avoir traversé cela. Donc, ce n’est même pas un enjeu de classes, puisque vous pourriez venir d’une classe très favorisée, à l’inverse de mon père, et avoir traversé des choses extraordinaires. Ce qui compte, à ce moment-là, c’est de retrouver cette même dignité humaine. C’est cela qui doit nous rapprocher et créer l’universalisme de cette histoire. Ce ne sont certainement pas les particularismes ou le communautarisme. C’est pour cela que je suis ému à chaque fois que je rencontre des gens qui viennent de milieux favorisés et qui sont très touchés par cette histoire, non par paternalisme, mais à la vue de la dignité qui s’en dégage, la même dignité qu’ils ont probablement repérée chez leur père, qui, lui, vient probablement d’un milieu très aisé. Ils ont retrouvé, par exemple, cette incapacité à parler. Mon père était très taiseux, cela ne veut pas dire qu’il n’aimait pas ou qu’il n’était pas intelligent. Donc on peut retrouver toute cette humanité, quel que soit le milieu. Je pense qu’il faut dépasser l’aspect autobiographique et accepter l’aspect universel de cette histoire.

Valentina V. – Dans votre roman, vous relatez plusieurs moments de silence entre vous et votre père. Vous souvenez-vous cependant d’un moment de dialogue privilégié que vous auriez eu ensemble ?

Xavier Le Clerc – Oui. Je raconte cette scène où j’ai vingt ans et il est très tard, et mon père me demande si la rumeur est vraie, en kabyle. À ce moment-là, il est vrai qu’une rumeur sur ma sexualité courait dans tous les quartiers, que cela devenait invivable, et que mon père est très pudique, ce n’est pas quelqu’un avec qui vous pouviez parler de ce genre de sujets. Donc, remarquez l’élégance de cet homme, qui me demande juste si la rumeur est vraie, sans méchanceté, au contraire, simplement avec considération. Et je lui réponds : « Oui, je ne me marierai jamais. », ce qui était une manière de dire : « Oui, effectivement, la rumeur est vraie, je suis homosexuel. ». Et il était bouleversé. Sur son visage, j’ai vu beaucoup d’inquiétude, mais je n’ai pas vu un gramme de jugement ou de mépris, ce qui est étonnant pour un homme de son époque, qui n’est pas allé à l’école. Il m’a pris dans ses bras, ce qu’il ne faisait pas tous les jours, je dois dire, et c’est la dernière fois que nous nous sommes vus. Sans m’en rendre compte, je venais de lui dire « au revoir ». Vingt ans plus tard, mon père est mort. Je ne l’ai pas vu entre les vingt ans qui nous séparaient. Mais je me dis que c’est beau parce que voilà un homme qui ne m’a pas jugé, qui avait juste une appréhension sur ce qui pouvait m’arriver, les menaces, … Et il n’avait pas tort du tout, de s’inquiéter, parce qu’effectivement, j’en ai reçu, des menaces. Ce sont des choses que je n’ai pas surdéveloppées dans le livre parce que je ne voulais pas que cela parasite l’histoire elle-même, qui était pour moi la promesse de raconter mon père avant tout. Donc, j’étais obligé de rester vrai et de mentionner cet épisode, mais je n’ai pas voulu développer la profondeur de ces menaces et le danger extraordinaire de cette époque qui m’a suivi un moment, même après mon départ.

Il fallait que je devienne quelqu’un, il fallait que je survive, et comme lui l’a fait à son époque, je suis parti à vingt ans, j’ai vécu un moment à Paris, et puis à vingt-quatre ans, je suis parti vivre à Londres, ayant le même âge que lui quand il quitte l’Algérie pour la France. J’ai migré à mon tour. C’est étrange comme la vie vous fait reproduire quelque chose, mais à ce moment-là vous n’y réfléchissez même pas, c’est le cours de la vie, vous essayez de vous trouver. Il fallait que je devienne quelqu’un, il fallait que je m’émancipe, et ma relation avec mes grands frères était tellement acide que la question de pouvoir revenir ne se posait pas. Je n’étais littéralement pas en mesure, par sécurité, de revenir. C’est une forme d’exil que j’ai vécue. Je n’ai pas pu revoir mon père, non par manque de volonté, mais par incapacité. Et je pense que parfois, lorsqu’on aime vraiment quelqu’un, il faut savoir le quitter. Je ne voulais pas lui infliger ni l’humiliation que ma condition à l’époque pouvait représenter, ni les menaces, ni un dénouement horrible, avec toutes cette violence et ce mépris. Je pensais sincèrement qu’il avait subi assez dans sa vie. Un journaliste d’un très célèbre magazine m’a posé la question, et je voyais bien qu’il ne comprenait rien à ma vie. Il m’a demandé : « Mais pourquoi votre père ne vous a-t-il pas défendu ? ». Mais comment aurait-il pu ? Je suis tombé des nues devant cette remarque de ce journaliste très parisien. Je me suis demandé s’il avait lu le livre et compris de quoi il s’agissait. La rumeur vient de partout, c’est une chasse aux sorcières, car on ne sait même pas d’où elle vient, parfois, alors avec quelle fourche allez-vous essayer d’arrêter cela ? Et puis, mon père était au fond du trou psychologiquement, il avait été licencié, un licenciement économique lié à la fermeture de l’usine de l’ASMN, il avait fait une tentative de suicide plutôt récente, il n’avait pas l’instruction, les moyens intellectuels que nous avons qui permettent de rationaliser les choses, de parler de Simone de Beauvoir, du féminisme, de l’évolution du corps, qui font que la question de l’homosexualité n’est pas sujet. La phrase : « C’est mon corps, c’est ma vie » est le résultat de décennies d’instruction, d’ouverture, de réflexion. Alors comment demander à un homme du dix-neuvième siècle, qui a grandi dans un village en Kabylie avec la famine, de rationaliser tout cela ? Pourtant, je lui rends hommage parce qu’il n’avait que de l’inquiétude pour moi, pas un gramme de mépris ni d’homophobie chez lui. Je trouve cela absolument formidable, d’un point de vue de la richesse humaine de mon père. Je me dis qu’il y a des gens très instruits qui défilent parfois à Paris avec des slogans homophobes, car l’homophobie, malheureusement, est quelque chose, comme l’antisémitisme, comme le racisme, comme toutes les formes de bêtise, de très répandu. La Bible dit : « Heureux les pauvres d’esprit dans les béatitudes ». C’est à cela que je fais référence. Les pauvres d’esprit sont ceux qui n’ont pas été corrompus par la vanité de l’intellect. Ceux qui n’ont pas été à l’école sont, à proprement parler, des « pauvres d’esprit », c’est-à-dire qu’ils n’ont pas l’intellect surdéveloppé, mais ils sont heureux, au sens Biblique, c’est-à-dire qu’ils sont élus, quelque part, parce qu’ils ont gardé une sorte de pureté. Et c’est très intéressant comme paradigme, moi qui aime tant la connaissance, mais il faut savoir que la connaissance vous rend dominant mais peut aussi vous rendre tyrannique. Donc, c’est beau de voir qu’un homme comme mon père était heureux parce qu’il était profondément pur. Je suis admiratif, en réalité, de son absence totale d’homophobie. Beaucoup de gens vous tiennent des grands discours bien construits, avec des années d’études, … Mais en réalité, ce sont des crapules. Et vous vous demandez : « Quelle est la valeur d’un Homme ? Qu’est-ce qui fait de quelqu’un une belle personne ? ». Ce ne sont pas vos grands et beaux discours, ce sont vos actes, la pureté de vos intentions, et cette générosité-là qui sont d’une immense richesse.

Valentina V. – Vous parlez d’un manque de communication avec votre père. Pensez-vous qu’il est plus facile pour les générations actuelles de communiquer avec sa famille par rapport aux générations précédentes ?

Xavier Le Clerc : Je ne crois pas. D’abord, il faudrait remettre les choses dans leur contexte : quand on parle de générations, de quel milieu social parle-t-on ? Dans chaque milieu social, je pense, et c’est pour cela que je vous parle d’universalisme, seront présentes les difficultés de communication. C’est un terme vieux comme le monde, la difficulté des enfants à communiquer avec leurs parents. C’est très freudien aussi : « Faut-il tuer le père pour exister ? ». Je pense que, tant que nous serons vivants, nous aurons toujours des difficultés. Le paradigme change, les modalités, les apparences changent, certaines choses sont acceptées et acceptables, d’autres, à leur tour, deviennent plus compliquées. Et puis la question du milieu est très importante aussi, parce que lorsque vous venez d’un milieu social très cultivé, vous avez les mots pour pouvoir échanger sur certains sujets. Je dirais que l’argent peut exacerber les problèmes, tout comme la connaissance. Donc, chaque classe sociale, chaque milieu a ses tabous.

Valentina V. – Votre livre serait-il un clin d’œil, un écho au roman philosophique de Musil L’homme sans qualités ?

Xavier Le Clerc – Pas du tout ! Vous savez, et j’avoue mon ignorance, je l’ai découvert après avoir écrit mon livre. Donc il n’y a aucun lien, je n’ai pas lu ce livre. J’ai découvert son existence, et il me tarde de le découvrir quand j’aurai un moment, mais évidemment cela m’a troublé parce que « L’homme sans titre » et « L’homme sans qualités », voilà une sorte d’écho étrange. Le thème m’intrigue aussi, mais je vous avoue que je ne connaissais pas ce roman.

Valentina V. – Pouvez vous expliquer d’où vient le titre de votre roman, « Un homme sans titre » ?

Xavier Le Clerc – À la fin du parcours d’écriture, c’est-à-dire quand le manuscrit était écrit, je n’arrivais pas à trouver de titre. J’ai trouvé mille suggestions, mais je n’arrivais pas à trouver un titre. Je n’y arrivais pas. Et je me suis dit : « Il y a un problème psychologique. Revenons à l’essentiel : de quoi parle ce livre ? » Il parle de mon père. Et je n’arrive pas à trouver de titre pour mon père. Donc voilà un homme sans titre. C’est comme cela que m’est venue l’idée. Et puis, en réfléchissant bien, je me suis dit : « Voilà un homme sans titre de roman, mais aussi un homme sans titre tout court ». Il n’avait pas de titre de noblesse, pas de titre de propriété, il n’avait que des titres de résidence, que des titres de transport, des titres dérisoires. Et j’ai réfléchi à ce mot, « titre ». En latin, c’est l’inscription. Mon père a été inscrit, comme ses ancêtres, comme mon arrière-grand-père, dans de longues listes à malaxer dans les tranchées, comme lui a été inscrit en tout petit dans de longues listes à broyer dans les usines. Donc, ils n’ont été inscrits, ces hommes aux vies minuscules, que pour être mieux broyés. C’est terrible, mais les hommes sans titres, dont mon père est l’archétype, sont des hommes qui ont pourtant la dignité de princes, parce qu’ils ont des comportements qui, à mes yeux, sont chevaleresques, et la tragédie, c’est cette ultime injustice de n’avoir jamais rendu de titres de noblesse à ces hommes.

Valentina V. – En 2023, vous avez été lauréat du Grand Prix du roman Métis, prix qui est décerné chaque année à une oeuvre littéraire d’expression française « soulignant les valeurs du métissage, de la diversité et de l’humanisme ». Estimez-vous que votre ouvrage s’inscrit dans cette démarche ?

Xavier Le Clerc – Je l’espère ! D’abord, c’est un prix qui me bouleverse, avec des auteurs qui m’ont précédé que j’admire… C’est un prix extraordinaire parce qu’il représente très bien l’esprit de La Réunion. L’île de La Réunion est un endroit très étrange. Elle est entourée par l’Océan Indien, et elle est composée de différentes communautés, qui vivent parfaitement en harmonie. Vous rencontrez de gens qui sont baptisés et chrétiens, mais qui ont une éducation bouddhiste, avec des membres de leur famille musulmans et une communauté juive. Selon moi, cela veut dire qu’ils ont tout compris à la cohabitation, et il y a une douceur impressionnante que j’ai découverte chez les Réunionnais. Il y a une capacité à vivre ensemble, pas idéologique, pas intellectualisée, mais simplement humaine et profondément sincère. C’est bouleversant de voir la photo de votre père sur des affiches partout à onze heures d’avion de Paris, c’est étrange de se dire : « Voilà un homme qui a rasé les murs toute sa vie et qui, maintenant, se retrouve sur des affiches ». Et de savoir que cette histoire a touché beaucoup de gens à l’autre bout du monde me bouleverse aussi. Je me dis que c’est impressionnant qu’elle circule aujourd’hui, qu’elle soit traduite en Allemagne, aux Pays-Bas, en Espagne, que le livre sorte bientôt en Angleterre, qu’il sorte aux États-Unis l’année prochaine… C’est extraordinaire car qui aurait pu croire que ce pauvre homme qu’était mon père puisse toucher autant de monde, et, je le dis très humblement, j’en reste étonné. Donc, La Réunion me bouleverse, parce que c’est un endroit qui est profondément touchant, avec son lien avec l’esclavagisme et avec les engagés. Ce sont des hommes très pauvres, à peu près un million et demi, qui sont venus d’Inde, notamment, pour remplacer les esclaves, et qui ont travaillé dans des conditions très difficiles. Et je suis bouleversé de me dire que voilà une terre qui s’est sentie en fraternité avec mon histoire… Je fais partie de ceux qui pensent que l’écriture est un artisanat, que ça demande beaucoup de travail. Il faut revoir sa copie encore et encore, des milliers de fois, pour trouver le mot juste, le rythme juste, l’équilibre, l’image et l’analogie, sans tomber dans l’écueil d’artifices et dans le manque d’authenticité. Je crois qu’il est important d’avoir une sincérité, mais que cela n’est pas suffisant. Beaucoup de gens pensent qu’avoir une histoire bouleversante, factuellement parlant, suffit pour écrire un bon livre. Ce n’est pas vrai. Il faut, à ce moment-là, écrire en hommage à la littérature qui nous précède, parce qu’on n’écrit jamais seul. Je suis entouré de milliers de fantômes. J’écris pour eux et avec eux. Je suis entouré, en l’occurrence, du fantôme de mon père, de celui du poète Si Mohand, d’Albert Camus, de Louis Guilloux, de tous ces gens qui m’ont précédé, et qui m’ont nourri, qui m’ont apporté tant de richesse. Tous ces gens-là ne me quittent jamais. Ils sont toujours avec moi, partout où je vais. On me dit souvent que je suis très à l’aise en public, même quand je suis seul devant une audience. Mais la réalité, c’est que je ne suis jamais seul. Donc, j’ai l’impression, parfois, de prendre beaucoup de place, parce que je viens avec tous ces fantômes, et c’est vraiment une compagnie qui me bouleverse, à chaque fois, qui me touche, et qui me nourrit.

Valentina V. – Vous parlez beaucoup de la littérature avec un grand « l ». Quelle est votre perspective de la littérature et de l’importance qu’elle a pu avoir au cours de votre vie ?

Xavier Le Clerc – La littérature m’a sauvé la vie. Il n’y avait pas de livres à la maison. Il n’y avait que les annuaires téléphoniques. En ce sens, je dois tout à la bibliothèque municipale d’Hérouville-Saint-Clair, en banlieue de Caen, parce que j’y ai trouvé des trésors. Je le dis dans mon livre : la littérature ne m’a pas appris à rêver, la littérature m’a appris à exister. C’est très différent. C’est-à-dire que la littérature vous apprend l’empathie. Il y a ce cliché de l’évasion, mais je ne cherche pas forcément à m’évader, je cherche à exister, à être au monde. La littérature m’a permis de dépasser les apparences, de comprendre que mon père, qui était si pauvre, était finalement si riche. La littérature, c’est Albert Camus, c’est Victor Hugo, c’est la beauté du verbe, mais c’est aussi l’émotion très forte. Je reprends la pensée de Rilke : si ce que vous écrivez n’est pas vital, arrêtez d’écrire. Ce n’est pas fait pour vous. Il faut vraiment mettre ses tripes sur la table. Si ce n’est pas le cas, cela donnera ce que j’ai évoqué au début, quelque chose d’artificiel.

Valentina V. – Pour finir, quel conseil donneriez-vous à un individu qui aurait vécu des évènements difficiles, voire traumatisants au cours de sa vie, afin de se reconstruire ?

Xavier Le Clerc – Il faut garder espoir, s’ouvrir le plus possible aux gens, au monde, ne pas s’isoler, c’est très important. La lecture, ce n’est pas simplement s’isoler. La littérature s’amplifie, prend une saveur particulière quand vous apprenez aussi à vous ouvrir. Donc, je recommande à toute personne en difficulté d’en parler, c’est très important pour s’en libérer, de trouver des personnes de confiance, de ne pas se laisser désarmer à la moindre déception, parce que les déceptions font partie de la vie, et de ne pas trop juger à son tour. On se rend parfois compte que l’on s’enferme dans des déceptions profondes parce qu’on a peut-être été des juges trop sévères à l’égard des autres, et parce qu’on commet, nous-mêmes, des erreurs. Je recommanderais également d’être patient, de trouver les bonnes personnes pour se confier. Et de ne pas hésiter à créer, écrire, peindre, … On peut tous trouver sa manière de s’exprimer. Et, tôt ou tard, les choses s’amélioreront. On ne reste jamais au fond de la piscine, c’est une loi de la physique.

Valentina V. – Merci beaucoup d’avoir accordé du temps à cet entretien et merci pour vos réponses !

Xavier Le Clerc – Merci infiniment pour cet échange !

Source photographie : Xavier Le Clerc